Le poids du silence
« Le sort tomba sur le plus jeune », le premier roman de Sophie Blandinières aborde le thème de l'enfance violentée, sous la forme d'un docu-fiction au réalisme glaçant. La résignation et tout ce que le destin a d'inéluctable affleurent un texte à la noirceur implacable où le lecteur est précipité dans les tréfonds les plus sombres de l'âme humaine. C'est d'ailleurs sans ambiguïté qu'est annoncé en quatrième de couverture : « Je suis là pour nager, pour couler, pour sortir de l'eau casquée et en colère… Je suis venue porter plainte. » Et pendant 120 pages qui se lisent d'un souffle, l'écriture claque en effet comme un uppercut.
L'histoire :
La Cour de cassation italienne a annulé la condamnation d'un homme jugé pour pédophilie, estimant que la cour d'appel avait sous-évalué le « rapport amoureux » entre l'accusé âgé de soixante ans et sa victime, onze ans à l'époque des faits. La narratrice, qui est aussi journaliste, accepte d'aller enquêter à Cantazaro, en Calabre, d'où sont originaires les protagonistes de l'affaire.
Dire que couvrir un événement pareil ne déchaîne pas l'enthousiasme relève de l'euphémisme et elle seule a la témérité d'affronter cette mission.
Le récit démarre avec une conférence de rédaction où éclate le cynisme du directeur Sergio, qui entend consacrer sa une à ce fait divers. Un fait de société plutôt ; pour lui, en effet, l'aubaine est trop belle : à l'heure où n'importe qui papouille à tout va : « il était urgent de cesser de tout confondre et d'entreprendre de censurer l'intime, militait-il, bientôt on ne pourrait plus mettre ses mains ni sa langue nulle part... » Et somme toute, peut-être que seules certaines âmes sont aptes à discerner les couleurs des jours fastes, la forte lumière des matins les plus bleus. Alors oui, il est urgent que la jeune « victime » livre sa version des faits. Et de renvoyer chacun à ses failles.
Mon avis :
Il est bien trop facile de parler de voyages, de changements, de courage, de s'installer ailleurs et peut-être d'y vivre heureux. Comment échapper à la promiscuité, la misère, la saleté, la charge d'une fratrie trop nombreuse. Pour émerger du cloaque, il est alors tentant de jouer de ses charmes de lolita ; terme si galvaudé que, dans ce contexte, on traduirait volontiers par « petite salope ». Au point aussi de voir, en un homme de quarante ans son aîné, alors qu'on a soi-même tout juste onze ans, un bienfaiteur dont on pourrait tomber amoureuse. D'autant que l'homme en question, qu'on désigne ici par la seule lettre « P. » n'est autre qu'un brave fonctionnaire des services sociaux, employé modèle, qui se fond si bien dans la grisaille des jours qu'il « tient davantage du bon bougre que de la brute sanguinaire ». Ce serait donc le parti romanesque choisi par la « justice » pour absoudre l'impensable. Et ce sont aussi les idées qu'on cherche à mettre dans la tête de cette fillette qui, environnée par l'azur d'un jour particulier, s'abandonnera corps et âme à cet « ami ». Ce ne sont bien évidemment là que des suppositions, car le pourquoi du comment de ce « rapport amoureux » on n'en saura jamais rien.
La narratrice nous transporte en Italie, dans ce Sud aride, sur une terre cuite et recuite par le soleil, où, quand on n'est pas doué pour raconter quoi que ce soit, la tradition séculaire, aidée en cela par la criminalité organisée et la pauvreté endémique, oblige à se taire. Et en effet, il n'y a aucune raison pour que l'omerta ne sévisse pas ici une fois de plus.
C'est pourquoi, à défaut de réponses, puisque personne ne parlera, on verra défiler l'histoire d'autres enfants. Le livre est ainsi dédié à Hannah, Adèle, Cristina, Carlo, Marthe, Claudia, Geoffroy, Lucie et Tinou dont on apprend que l'enfance a été volée, sacrifiée, mise en pièces. En déroulant leur vécu, ainsi que son propre passé, la narratrice libère la parole des sans-voix et, à sa façon, crie tous ces prénoms à la face du monde.
Des mots durs, parfois crus mais éloquents, viennent dénoncer une maltraitance banalisée, qui s'infiltre insidieusement dans une société hypocrite, où on regarde ailleurs et où les pervers ne sont pas les seuls en cause. Les proches qui savent tout et font mine de rien des années durant pour préserver un confortable statu quo partagent la même responsabilité-culpabilité.
Quel que soit le milieu, on trouve partout des gens qui vivent là où jamais rien ne change et qui n'ont pas l'air de comprendre qu'ils meurent à petit feu sans s'en apercevoir, des individus « qui sont morts mais qui ne s'en souviennent plus ». Au fil d'une galerie d'une horreur – parfois insoutenable – on exhibe des petits corps souillés par l'abject, comme autant de cerveaux fêlés en devenir. Certains, une fois adultes, y laisseront la vie. On sort de sa lecture désarmé, assommé, mal à l'aise, et on comprend parfaitement la portée de ce message : « Je suis venue empêcher que des enfants soient inhumés avec les faits sans clairons. On leur doit bien une oraison funèbre. »
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