La Forêt des Reclus
C'était comme dans un rêve. A l'intérieur de la grande pièce, quoique la lumière des cierges réfléchie par les calices et les instruments rituels rassemblés sur l'autel étincelât d'un flamboiement argenté et que les divinités peintes sur les mandalas étendus en retrait montrassent toutes les teintes imaginables, la couleur dominante était l'or pâle, celle de la natte en paille de riz déployée qui s'étendait d'un mur à l'autre, sa surface immaculée coupée seulement par l'autel en bois noir, bas et carré, et les rangées de coussins de méditation couleur bronze.
Maintenant les coussins étaient occupés ; sans le mouvement des lèvres et le souffle des respirations, ces figures revêtues de blanc auraient eu l'air de statues, tant était profonde la sensation de calme qui s'élevait des syllabes récitées d'une seule voix basse, caverneuse et rythmée par les gongs et les instruments à percussion. Ainsi montaient de ces lèvres d'étranges sonorités :
LOMAKU SICHILIA JIPIKIA NAN SALABA TATA GEATA NAN. ANG BILAJT BILAJI MAKASA GELAYA SATA SATA SARATE SARATE TALAYI TALAYI BIDABAMI SANHANJIANI TALAMACHI SIDA GRIYA TALANG SOHA !
Maintenant je me rends compte qu'aucun de ces dévots, bien que leur esprit répondit à cet enchantement sans faille, ne connaissait la signification des syllabes dont les sonorités étaient plus envoûtantes que celles d'un hymne solennel ! Et cette langue ne ressemblait pas à leur cantonnais d'origine. Ce n'était pas non plus, bien que ce mantra ait été transmis à leur instructeur par un Maître japonais, du japonais ; ni du chinois médiéval, bien que ces mantras aient atteint le Japon en partant de la Chine, il y a environ mille ans ; ni du sanscrit - ou plutôt du sanscrit modifié par l'usure des siècles et par toute une série de transitions. Étrangement cela n'avait aucune importance ; car même les syllabes qui paraissaient intelligibles ne devaient rien à la pensée conceptuelle. C'était là le début d'un mystère auquel je devais dès lors consacrer inlassablement la plus grande partie de ma vie. Maintenant et après quarante années de recherches, je ne puis pas encore affirmer vraiment que je l'ai résolu !
Lorsque, dans ma jeunesse, j'arrivai pour la première fois en Chine, une maladie subite m'obligea à débarquer à Hong Kong, où je dus séjourner plus d'un an. J'y cultivai l'amitié d'un groupe de Chinois conservateurs traditionalistes et imbus de l'ancienne sagesse de leur race. Parmi eux, je trouvai un médecin de l'ancienne école, un universitaire au teint pâle, âgé d'une trentaine d'années. Il dédaignait la mode occidentale, portait sur la tête une calotte de satin rouge surmontée d'un pompon noir et, en été, une tunique de fine soie blanche avec des manches qui dégageaient les avant-bras et un col rigide. En hiver, la tunique en soie épaisse était de couleur sombre. Par-dessus, il portait une veste noire dans le style ancien des Mandchous, qui imitait le satin. Conformément à son apparence, le docteur Tsai Tardai était traditionaliste mais ne faisait pas du tout partie de ces confucianistes rigides et fossilisés. Il était davantage un humaniste, heureux de vivre et, caractéristique de choix pour un Chinois, peintre et poète profondément instruit du taoïsme et du bouddhisme, tout imprégné du mystère des myriades de formes éternellement changeantes issues du «sans-forme», de l'auto-perpétué, de l'immuable Tao, que soulignaient avec habileté les peintures de paysages et les poèmes anciens