Cette grande orgie symbolique du nettoyage
Extrait 2/2
Et Port-au-Prince s’engrossait de fleurs et de couleurs, et Port-au- Prince bruissait de sourires, de voix, d’accolades fraternelles, de balais joyeusement empoignés pour cette grande orgie symbolique du nettoyage. Le nettoyage de trente années de dénis, le nettoyage de trente années de dégradation, le nettoyage de trente années d’inhumanité, le nettoyage de trente années de douleurs estropiées.
Et Port-au-Prince bruissait de balais fébrilement empoignés, pour enlever la boue, pour enlever la haine, pour enlever la pourriture accumulée.
Je te donne aujourd’hui cette toile d’amour que nous avons tissée et retissée dans notre ville émergente. Je te donne ses formes incantatoires, son parler haïtien haut, haché et saccadé. Je te donne ses hanches voluptueuses, dans la tourmente de son premier coït. Je te donne sa gorge nue, chaude, offerte, offrande-saline à tes mains étonnées. Je te donne cette ville d'eau vive, cette ville impériale, cette ville dressée un jour contre la tyrannie et l’injustice, avec ses sortilèges, ses bòkòr*, ses croyances multiples et inébranlables.
Je te donne toutes les folies, toutes les colères, tous les droits et tous les privilèges que nous aurons amassés.
* Bòkòr ou hougan, prêtre du vaudou
Paris. Il est 1 heure 30 du matin. Dans tes yeux je lis 19 heures 30.
Six heures entre nous à course de soleil. Je suis, cette nuit, plein
de graves résonances. Je pense fort à vous tous là-bas. À tous ces
hommes, toutes ces femmes et ces enfants. Je vous aime du plus
profond de mon être. J’aime notre terre et nos mornes. J’aime no-
tre peuple, son endurance, sa dignité, son courage. C’est un amour
charnel, troublant, immense. C’est ma terre — natale. J’y ai puisé
mes convictions, ma raison d’être, de lutter. Les étoiles frôlent ton
front.
Delmas, mai 1987.
Je me souviens de ma terre-natale dont on m’a privé
quarante ans et que j’ai retrouvée à soixante.
Je me souviens qu’il m’a fallu dix-sept jours pour traverser
l’Atlantique en 1946 à bord du San-Matéo et dix heures
pour revoir le pays en 1986, à bord d’un Boeing 747.
Je me souviens que la terre est ronde. Que mon cœur bat.
Que j’ai connu Georges Perec au Moulin d’Andée, Samy
Frey en cassette, et Isabelle dans le métro.
Je me souviens des mots : amour, espoir, liberté, fleur et rêve.
Je me souviens qu’un jour viendra…
Cette grande orgie symbolique du nettoyage
Extrait 1/2
C'était une fin de semaine de l’après-déchoukage. Les jeunes ont décidé de nettoyer Port-au-Prince. On louait des balais, on en empruntait, on en fabriquait. Tout le monde s’y était mis. C’était notre façon à nous d’exorciser le mal.
Tu sais, mon amour, il y avait ce jour-là tous nos songes arrachés à la faiblesse des dieux, ces images démesurément grossies dans ma ville éclatée, la poésie interminable du vécu de nos consciences ce samedi matin. Il y avait ce remue-ménage, cette gestation incroyable, folle, gigantesque, incontrôlée, incontrôlable, qui couvrait les trottoirs, les carrefours, les égouts, les corridors, les rues, les galeries.
Il fallait refaire la ville, la mettre à jour, la mettre à neuf, la parer de sa liberté retrouvée.
Je suis goémon vert…
Je suis goémon vert aux pulsations d’écume zéphyr caressant courant sur l’océan je suis mouette glissant au détour de ta vague je suis galet roulant sur ta plage de sable je suis ta senteur d’iode et marée de ta voix je suis ce que tu es nous sommes tout ce qu’ils sont un ressac d’espoir aux algues de demain et nos mains solidaires parfumées d’Atlantique s’étreignent.
Port-au-Prince, octobre 1987.