On n'écrit pas sans désir.
Chaque livre est une lettre adressée poste restante. Il renferme un nom codé, une phrase secrète, un message crypté, destiné à être déchiffré par un seul lecteur. Simple clin d’œil, confidence masquée ou règlement de comptes.
Écrire c'est se lancer dans une traversée sans boussole.
On n’y est pas seul. La famille s’y recompose, lentement rassemblée, pour le meilleur ou pour le pire. Les corps qui y sont déposés vieillissent à leur rythme. Le temps de s’habituer à l’absence. On sait qu’ils sont là, à nous attendre. J’y ai ma place. Mais l’incinération est un procédé de disparition impitoyable qui fait s’évaporer les morts d’un seul coup et escamote jusqu’aux cadavres.
Chaque photo est un petit suicide.
La vie est une escroquerie.
Une vie muette. Hors d’atteinte. Dont je ne saurai rien. Elle n’est qu’un visage — celui d’une icône. Un nom — mais est-ce bien le sien ? Une date — celle d’une mort — sans naissance. Leïlah Mahi. L.M. Une figurante, une simple passante comme celle que l’on croise dans la rue, sur laquelle on se retourne, trop tard, et qui disparaît en emportant avec elle son secret, et nos regrets.
Chaque auteur possède une « notice d’autorité de personne » qui permet de l’identifier « sans ambiguïté », est-il précisé, avec, au moins, les dates de sa naissance, éventuellement de son décès, sa nationalité, sa profession et, le cas échéant, son pseudonyme. Leïlah Mahi y figurait bien, elle était présentée comme « française », « femme de lettres », aucune mention n’était faite d’un pseudonyme, et seuls ses deux romans étaient répertoriés. Elle ne semblait donc pas avoir écrit d’autres livres. Mais la rubrique « naissance » restait incomplète, une fois de plus, comme en suspens : « 19.. ? » Une date de naissance provisoire donnée comme celle d’une mort, en attente. Avec un point d’interrogation, un peu menaçant, et redondant.
Le prénom Leïla est également usuel. Que ce soit en arabe ou en hébreu, il signifie « la nuit ». On le trouve sous les formes Layla, Laila, Laïla ou Leilla. C’est l’un des plus fréquemment portés par les jeunes Maghrébines. Certains historiens lui donnent une origine persane. Leïla est une « femme de la nuit », ou, plus précisément, « du crépuscule ». Il n’indique aucune appartenance religieuse. Leïlah Mahi peut être aussi bien musulmane, juive que chrétienne. Ou sans religion. L’incinération était interdite à la plupart des croyants.
Sa vie est celle d’une mondaine oisive, tout occupée d’elle-même. Elle se compare de manière un peu grandiloquente à une « prêtresse sans dieu dans le temple vide de l’amour ». Ruptures, réconciliations, petits jeux équivoques de la séduction et du désir, à deux, à trois. Elle cherche à fuir sa mélancolie, son ennui, ses déboires sentimentaux d’un lieu de villégiature sur la Riviera ou la côte normande au petit salon aux volets clos de son domicile parisien, qu’elle appelle « l’antre du rêve », où l’attend, près du divan, sur une table chinoise laquée, une pipe d’opium, sa consolatrice.