Il y a dans la vie des gens qui croient nécessaire, pour être entendus, d'adopter un ton sérieux, de prendre la voix de Dieu le père. Ces gens-là sont à fuir. On ne peut décemment les écouter plus d'une minute, et d'ailleurs ils ne parlent pas: ils affirment. Ils donnent des leçons de morale, des cours de pédagogie, d'ennuyeuses leçons de maintien. Même quand ils disent vrai ils tuent la vérité de ce qu'ils disent. Et puis, merveille des merveilles, on rencontre ici ou là [..] des gens qui se taisent comme dans les livres. Ceux-là on ne se lasserait pas de les fréquenter. On est avec eux comme on est avec soi: délié, calme, rendu au clair silence qui est la vérité de tout.
Folio 2820 page 100
Les jours passent. Ce sont des jours dont on ne peut rien dire, puisqu'ils sont sans amour (p. 41).
C'est curieux comme on est avec les morts : d'abord on jette dessus plein de bruits, de prières et de cris, ensuite on les recouvre sous des pelletées de silence.
Le bonheur. Le bonheur c'est un épervier flottant sans effort sur le ciel, porté par l'air et le silence, du malheur qui plane, serein, contemplatif, juste avant de fondre sur sa proie, de s'en saisir et de la déchirer.
Il n'y a rien à apprendre que soi dans la vie.
Il faut bien en passer par quelqu'un, par quelque chose pour apprendre qui on est.
Églantine fouille, devant les filles émerveillée, la malle aux costumes de théâtre, ressuscite des masques, raconte un carnaval : les tournées désastreuses, les repas à deux heure du matin, les crises d'asthme du souffleur, le chien qui mord l'actrice sur scène, les représentations devant des salles désertes. Une vie n'importe quelle vie. Étouffements, embrassades. Une famille, un clan dans l'Europe brune. Pas un mot sur la guerre, pas un mot sur le mari ni sur l'enfant.
Les visages mentent,les dos ne mentent jamais.Regardez.On peut tout y voir,absolument tout.La vraie détresse,la vraie légèreté,la vraie colère,la vraie bonté.Les dos sont les vrais visages des gens,ce sont les visages qu'ils ne pensent pas à cacher,ce sont les visages quand ils nous quittent,quand ils s'éloignent de nous.
Elle a treize ans, quatre de plus que sa soeur Anne. Ce n'est pas facile d'être la première née d'une famille. C'est si peu facile qu'il faut commencer par prendre soin des parents, par les orienter, discrètement dans leur apprentissage laborieux de parents.
[ Incipit ]
La pluie arrive vers les sept heures du soir. D'abord hésitante, quelques gouttes sur le pare-brise, quelques trouées de clarté dans la saleté des vitres — pas de quoi mettre en route les essuie-glace. Anne et Isabelle somnolent sur la banquette arrière. Adrien est, comme toujours sur les photos, assis entre les deux soeurs. Un feu follet va et vient dans ses yeux, une lueur d'amusement. Le sommeil des grandes filles le rassure. Il ne peut rien arriver de mauvais, quand ceux qui nous aiment ont cédé au sommeil. S'ils dorment c'est après s'être assurés que rien d'effroyable ne pouvait nous atteindre, et, d'ailleurs, leur repos n'est pas une absence — plutôt comme une flamme qui diminue d'intensité, sans jamais s'étouffer. Adrien regarde droit devant lui, entre le père et la mère. L'autoroute est déserte. La vitesse de la voiture égalise le paysage. Ce sont les mêmes champs depuis maintenant deux heures. Les mêmes collines au loin. Le paysage est immobile. La vitesse annule les circonstances, les lieux. La vitesse va droit à l'essentiel. De la terre au ciel qui glisse sur la terre. Du bleu marine de l'autoroute au ciel bleu fauve. Un insecte s'écrase sur le pare-brise. Un ange qui perd ses ailes. Un ange sans joie, une tache de sang brun. Adrien le regarde. Il compte les secondes, jusqu'à l'arrivée d'une goutte d'eau sur le petit cadavre. Si je parviens à dix, je me marie avec Isabelle.