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Critique de berni_29


« Conques est un village introuvable. Les routes qui y mènent imposent une lenteur dont le monde n'a plus goût ». C'est une des premières phrases de ce livre, La nuit du coeur.
Christian Bobin débute ce récit dans la chambre 14 de l'hôtel Saintes Foy à Conques. L'une des fenêtres de sa chambre donne sur la célèbre abbatiale du onzième siècle, dont les vitraux ont été conçus par le peintre Pierre Soulages il y a vingt-cinq ans.
Il écrit depuis cette chambre, à nous peut-être, mais certainement à celle qui n'est plus et pour laquelle il écrit depuis tant d'années, la plus que vive qu'il promène dans son cœur de pages en pages.
Je suis allé trois fois à Conques...
La première fois, c'était pendant un séjour d'été dans une maison de campagne près de Figeac. Il pleuvait ce jour-là et nous avions décidé de visiter Conques. Je me souviens que la route qui y menait était sinueuse. Je n'ai gardé que très peu de souvenirs, peu d'images de cette journée. Peut-être seulement celle du magnifique tympan qui domine l'entrée de l'abbatiale et retrace le Jugement Dernier, et aussi une pluie fine qui tombait en continu comme un crachin breton sur le village médiéval...
La seconde fois, j'y suis allé seul, à pied, par le chemin de Saint-Jacques de Compostelle qui emprunte le GR 65. J'avais dormi la veille à Golinhac, l'étape qui m'amenait à Conques faisait vingt-six kilomètres. Je me souviens des tous derniers kilomètres où le sentier s'enfonçait peu à peu dans une vallée. La pente était tout d'abord douce, puis devenait rapidement abrupte. Ce qui m'avait marqué, c'était cette approche sans fin du village, qui semblait protégé par un immense écrin de verdure. C'était le mois d'août, il faisait très chaud. Mes yeux emplis de sueur guettaient à chaque instant le paysage, les premières maisons se dévoilaient et je ne voyais toujours pas la fameuse abbatiale. Puis brusquement ses deux flèches et son toit m'apparurent comme par magie, mais seulement à l'ultime détour du chemin, alors que j'étais déjà au bord du village... Le soir et la nuit passée à Conques furent pour moi des instants d'enchantement. J'y retrouvais le fameux tympan et la verve intarissable de frère Jean-Daniel pour le commenter...
La troisième fois, c'est par ce très beau récit de Christian Bobin, dont je viens d'achever la lecture. Comme les vitraux de Soulages, ce sont des mots façonnés par l'ombre et la lumière. Il n'est pas facile d'y entrer, comme il n'est pas facile d'approcher Conques par le GR 65.
Mais ce texte impose la sérénité. Il convoque le silence d'une abbatiale vieille de onze siècles, celui d'un ciel matinal qui sépare la nuit du jour... Il nous invite à prendre la distance avec le tumulte d'aujourd'hui, à entrer dans la patience des forêts, à se défaire de soi peu à peu...
Une citation de Saint François de Sales pourrait lui correspondre : « le bien ne fait pas de bruit et le bruit ne fait pas de bien ».
Alors, nous entrons avec ses mots dans cette abbatiale, nos pas hésitent au bord de ces grandes dalles brunes, pas une ne ressemble à l'autre.
Je sais que l'écriture de cet écrivain peut agacer certains. Parfois il m'arrive de m'en lasser aussi, comme enivré de trop d'images et puis plus tard je reviens par d'autres sentiers. On peut parfois rester au bord du texte sans pouvoir y entrer. Il ne faut pas forcer les choses...
Et puis je vais vous avouer quelque chose, on peut aimer Bobin sans croire forcément en Dieu. On peut être athée ou bien même agnostique et se laisser prendre la main par le sacré. Ce sont ces chemins-là qu'il me plaît à découvrir dans les quelques livres que j'ai aimés de cet auteur.
Dieu a ce côté malicieux de nous faire croire, par quelques supercheries sublimes, qu'il existe : une cantate de Bach, un rouge-gorge qui fait ployer la branche légère d'un pommier en fleurs, la palette d'un ciel de traîne où des nuages viennent poser leurs touches d'aquarelle... Les mots de Christian Bobin disent un peu tout cela et puis... brusquement au détour d'un chemin en pente surgit l'abbatiale de Conques et ses vitraux...
Ici au départ, le texte m'a tout d'abord résisté, je ne savais pas par quel bout le prendre. C'est un peu comme les vitraux de Soulages. Au début, on ne voit que le noir. On ne perçoit pas la clarté qui cherche à venir à travers le tamis de la nuit. Et puis peu à peu, ces vitraux se révèlent à nous, séparant la lumière entre le dedans et le dehors, ou peut-être l'unissant dans une alchimie incroyable. Le noir de Soulages et le jaune de la lumière de l'abbatiale se fondent alors dans une même ivresse, un seul vertige qui emporte définitivement les yeux et le coeur.
Les mots de Bobin sont peut-être comme cela aussi, une sorte d'alchimie...
La nuit du coeur, ce sont des fragments de lettres offerts à celle qu'il aime et qui n'est plus. J'ai eu tout d'abord l'impression de surprendre une conversation qui ne me regardait pas. Peut-être ne faut-il pas entrer de plein pied dans ce texte ? Peut-être faut-il l'approcher par petites touches, entrer par la porte arrière du jardin ?
C'est le rire d'un amour emporté dans le froid de l'hiver, gisant désormais sous la terre ou peut-être ailleurs. C'est l'écho d'un coeur ancien, mais qui bat encore. Et il suffit d'une abbatiale qui s'éveille au frémissement du matin pour faire entrer dans les pages la lenteur des nuages, un moineau qui picore au bord d'une flaque d'eau, c'est un jardin en pente, c'est l'enfance que l'on retrouve par nos gestes perdus, éperdus.
C'est une phrase posée au bord d'une page et qui s'enfuit comme une fugue de Bach, courant après la beauté du monde.
De temps en temps, nous entendons peut-être le chant d'une eau claire qui descend dans les pages, à moins que ce ne soit le rire d'une femme aimée et qui n'est plus de ce monde... Le ciel d'été est criblé d'étoiles filantes. Comment vivre après cela ? Comment tenir debout dans le bruit dérisoire du monde ?
Mais après le doute de quelques secondes, l'évidence de vivre survient, comme la lumière qui descend brutalement dans la cascade d'un vitrail.
Le temps d'une lecture, nos yeux deviennent peut-être alors ceux d'un enfant qui regarde les nuages trouer le ciel et par où le visage d'une femme défunte revient.
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