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EAN : 9782910386290
Editions de l'Encyclopédie des Nuisances (16/10/2008)
4.49/5   42 notes
Résumé :
" Et lorsque certains matins les traces des routes aériennes ne s'effacent pas mais s'entrecroisent et se raturent en un palimpseste compliqué, nous ne prenons pas la peine d'y lire notre horoscope collectif tracé de cette façon dans le ciel et d'en déchiffrer la prédiction : nous avons plus urgent ; et y penserions-nous que le plus simple serait encore d'allumer la radiovision ou d'ouvrir le journal pour trouver la solution dévoilée en titre modeste de page intérie... >Voir plus
Que lire après La vie sur Terre : Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes, tomes 1 et 2Voir plus
Critiques, Analyses et Avis (5) Ajouter une critique
Paru initialement en deux tomes à la fin des années quatre-vingt-dix, La vie sur Terre a été rééditée en un seul volume complété de deux notes additionnelles par l'indispensable éditeur L'Encyclopédie des nuisances dont le nom préfigure le programme. Baudouin de Bodinat tisse ses réflexions autour d'un catalogue de maux contemporains qui n'augurent rien de bon. Dès la première phrase le ton est donné et le lecteur est tout de suite intéressé par le propos car l'auteur se met en scène et se dévoile sans fard : « Je quitte la fenêtre, je m'assieds sur une chaise. A quoi penser ? » S'ensuit une litanie où le décor décrit suinte et poisse. L'auteur poursuit : « Sur tous les continents il y a des mégots par terre et du monde partout normalement […] sortir de ce vacarme de guerres télévisées, d'infections résistantes aux antibiotiques, de famines, de catastrophes délabrant la vieille humanité… ». Les nuisances avérées vont en se resserrant autour du narrateur et atteignent son intimité : « J'ai failli me souvenir de quelque chose, de quand elle était enjouée se dévêtant à la hâte bientôt sur le lit gémissant la fenêtre ouverte ; du visage qui me parlait avec vivacité, ses yeux ses lèvres… ». le premier chapitre de deux pages se conclut sur une phrase empreinte de nihilisme : « A quoi penser ? Car il faut vivre, et vivre ici est un problème qui conduit à la longue au crime ou au suicide ». Les chapitres vont ensuite s'égrener et il sera impossible de s'en soustraire jusqu'à la fin. Des réflexions essentielles vont être formulées, souvent étayées par des citations puisées chez d'anciens philosophes, des théologiens, des écrivains. L'ensemble est d'une indéniable tenue littéraire. D'ailleurs, la manière de dire de l'auteur, académique, classique, comme empruntée à un siècle révolu, entre violemment en contradiction avec le contenu très informé sur les dernières innovations technologiques d'un siècle avenu et déjà muré. L'auteur a terriblement raison en tout. Toutes les échappatoires semblent bouchées : « Trouver aujourd'hui une vieille route suppose de s'écarter considérablement du torrent de la circulation, voire d'abandonner son véhicule et de poursuivre à pied. Mais on la trouvera et probablement on y croisera des randonneurs vêtus de ces tenues multicolores qui sont l'uniforme amusant de la servitude volontaire. » Certaines pensées de l'auteur sont couchées sur le papier dès son éveil, « Voici ce que j'ai pensé en me réveillant… », happent l'esprit comme si on écrivait nous-mêmes le livre à mesure de la lecture (p. 37 par exemple). Avec un calme similaire, on aurait peut-être pu dire l'amoncellement des horreurs invisibles qui nous violent, nous taraudent et nous vident sans cesse et sans faim, un monstre aveugle engendré par nos paresses et nos égoïsmes. Chaque page contient au moins un uppercut si ce n'est une volée de swings que le lecteur encaisse en cillant. Entre l'inventaire des calamités engendrées par une économie qui quantifie tout et régente jusqu'à nos vies intérieures, l'auteur glisse des souvenirs troublants qui remuent la mémoire : « […] et si avec les progrès du confort les amants prennent des douches, bavardent au téléphone et ont un tourne-disque, ils ont égaré ce charme puissant qui était de mêler leurs urines nocturnes dans un même vase et c'est la froide lumière électrique qui dégrise leur nudité, au lieu qu'en épuisant la lampe à mèche, toujours inquiète, recueillait le témoignage des heures passées avec leurs ombres vivantes ».
Le second tome recèle encore plus de puissance que le premier, si cela est possible. le lecteur sent la pensée de l'auteur en train de s'élaborer sous ses yeux et voit l'homme vivre, se déplacer chez lui jusqu'à la fenêtre et revenir s'asseoir, attentif et dépité. Parfois, le lecteur éclate de rire intérieurement et nerveusement quand, par exemple, Baudouin de Bodinat tente de décrypter, fort à propos, une offre spéciale énonçant les caractéristiques d'un ordinateur. On sent bien alors qu'on n'est plus au monde, que « la vraie vie est ailleurs ». Paradoxalement, Baudouin de Bodinat fait froid dans le coeur et réchauffe le dos. Nous sommes d'une même veine et nous l'ignorerons toujours, complètement perclus de notre individualité dérisoire. Mais qui est ce « roi » Baudouin qui semble encore écrire à la plume d'oie des lettres incandescentes, qui nous expédie d'une « bouche de feu » des réflexions incendiant nos vies futiles ? Internet, si prolixe à brasser du vide, ne dit rien. Google glougloute en vain. L'information boucle, tourne en rond dans sa galaxie virtuelle mais Monsieur Bodinat, sans plus y croire lui-même, dénoue le noeud gordien de nos existences cloisonnées.
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Pendant plus de vingt ans, je suis passé à côté de ce livre phare. Dommage !
‘Premier ouvrage d'une série : Au fond de la couche gazeuse 2011-2015. En attendant la fin du monde -2018)
Décorticage d'une subtilité et d'une acuité stupéfiantes des horreurs de notre monde : désastres écologiques, domination sans visage de la raison économique, du cauchemar climatisé et numérique. Les propos de Baudouin de Bodinat dissèquent les folies contemporaines d'une humanité désincarnée dans son statut de consommateur acharné, selon un réel dont la substance a pris le dessus sur le monde lui-même, toujours à exploiter davantage quitte à l'épuiser afin de consacrer le règne du dérivatif, la réification des existences.
Et ces nuisances, non content de ravager l'environnement naturel du globe, n'est pas non plus sans effet sur l'homme mais participe bien d'une « atrophie ou une déchéance de la faculté sensible ». Nous devenons étrangers à nous-mêmes et aux choses qui nous entourent.
« Pour juger du progrès il ne suffit pas de connaître ce qu'il nous ajoute, il faut encore tenir compte de ce dont il nous prive. En prétendant supprimer la contrariété, l'impatience, la fatigue, l'homme moderne a anéanti l'amour, le rêve, le désir, modalité même de son être »
Pour Baudouin de Bodinat, ce que nous vivons n'est pas de l'ordre de la conjoncture - de la réforme gouvernementale ou de la promesse de nouveaux changements. Il n'y aura pas, il n'y aura plus, de temps nouveaux : il y aura ce qui doit advenir, c'est-à-dire ce qui est déjà là, à l'aboutissement de quoi nous travaillons.
Ce livre est d'autant plus remarquable, pour ne pas dire exceptionnel, que chant de déploration, ou requiem, il est arc-bouté à l'amour de la langue, à sa poésie : chose devenue plutôt inhabituelle.
Avec un usage de la syntaxe, toute en syncopes et tournures archaïques, une prose, comme écrite au XVIIe siècle et dressée contre la vitesse envahissante, épidémique qu'elle dénonce, si bien que cette prose a sur nous l'effet d'une anticipation rétroactive et que le pire des mondes semble aperçu depuis son achèvement.
Certain voit Baudouin de Bodinat comme un anachorète stylite.
Je préfère l'imaginer comme un artisan, qui chaque jour travaille et résiste dans l'anonymat et qui retarde ainsi, un peu, la fin d'un monde.
PS : ne faites pas comme moi, qui l'ait lu d'une seule traite
- Cela peut être déprimant
- On a tendance à sauter des lignes : ce qui est dommage, car, comme le cochon, tout est bon dans ce livre.
Un petit morceau tous les jours.
Ou s'abonner à sa revue qui parait « quand elle est finie » : Dernier Carré
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Jaime Semprun avait dit que, de tout le catalogue de l'Encyclopédie des Nuisances, si un seul titre devait traverser le temps, c'était celui-là. Et en effet, entre récit et essai, cette Vie sur Terre est un pur chef-d'oeuvre : magnifiquement écrit, d'une grande pertinence pour comprendre notre incarcération dans la "vie" industrielle, l'artificialisation de nos existences, la perte, presque totale, de toute maîtrise sur ce qui nous regarde... Incontournable.
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"La masse comatique, que l'on maintient en état de réanimation intensive, pour qu'elle rêve juste de revenir à la normalité qu'elle subissait, et qui s'est écroulée."
Observatoire situationniste, numéro 1.

"SI les produits nécessaires à la survie biologique sont massivement devenus des ersatz, c'est que la vie elle-même est devenue son propre ersatz : il y a là une indéniable harmonie spéciale."
Observatoire situationniste, numéro 2.

"Et puis il y a les zombies. Masques et postures au rabais, phrases prépayées. le zombie n'est pas sorti d'une tombe ; c'est une tombe de sortie."
Observatoire situationniste, numéro 3 (à paraître début novembre).
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Voici le lien d'une réflexion très critique sur notre monde moderne, que j'ai écrite en m'inspirant de ce chef-d'oeuvre absolu qu'est « La Vie sur Terre » de Baudouin de Bodinat :
Lien : http://www.critiqueslibres.c..
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Citations et extraits (26) Voir plus Ajouter une citation
J'ai pensé aussi qu'on ne s'accommode de ce que ce présent factice et empoisonné nous offre, qu'à la condition d'oublier les agréments auxquels nous goûtions le plus naturellement par le passé et que cette époque n'autorise plus; et de ne pas songer que ceux dont nous trouvons encore à jouir, il faudra semblablement en perdre le souvenir, en même temps que l'occasion; qu'à défaut d'oubli on en vient à devoir s'en fabriquer au moyen d'ingrédients de plus en plus pauvres et quelconques, des fins de série, des objets d'usage sauvés de bric-à-brac, tout imprégnés de temps humain et qui nous attristent; de tout ce qui peut se dénicher en fait de rebuts, de derniers exemplaires, de pièces détachées, de vieilles cartes postales; se réfugiant dans les détails de rues en instance, ciels de traîne, matins d'automne; de tout ce qui fut.


On nous dit, les fanatiques de l'aliénation nous disent, que c'est ainsi, tout change et l'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, etc. On voit pourtant que ce n'est plus selon le cours des générations; que nous le subissons abasourdis comme une guerre totale qui fait passer sur nous ses voies express, qui nous tient en haleine de toutes ses dévastations.

Aussi ils ironisent, comme d'hallucinations, si l'on évoque le goût des choses autrefois: ce ne serait qu'un effet, bien compréhensible, du vieillissement qui nimberait ainsi notre jeunesse enfuie. Mais il y a là un problème de simple logique: admettons que le regret exagère la saveur des tomates d'alors, encore fallait-il qu'elles en aient quelque peu; qui se souviendra plus tard, s'il reste des habitants, de celles d'aujourd'hui ?

Prétendre à trouver des moments heureux, dans la condition où nous sommes, c'est s'abuser; c'est même se tromper, et c'est de toute façon ne pas les trouver. Chesterton, qui avait sous les yeux la machine du progrès en perfectionnement, en fut perspicace: «Il est vrai que le bonheur très vif ne se produit guère qu'en certains moments passagers, mais il n'est pas vrai que nous devions considérer ces moments comme passagers ou que nous devions en jouir simplement pour eux-mêmes. Agir ainsi, c'est rendre le bonheur rationnel et c'est, par conséquent, le détruire. »

Tel un Midas aux mille doigts la rationalité marchande afflige tout ce qu'elle touche et rien ne lui échappe. Ce qu'elle n'a pas supprimé et que l'on croit intact, c'est à la manière d'un habile taxidermiste; et le durcissement des rayons solaires est aussi pour les hommes qui vivraient toujours enfouis dans la forêt primitive, ils voient dans le ciel les sillages que laissent les vols intercontinentaux et la rumeur des tronçonneuses parvient à leurs oreilles.


J'en suis venu à cette conclusion qu'il faut renoncer : on s'enfonce sinon dans l'illusion qu'il demeurerait, en dépit de ce monde-ci, des joies simples et ingénues, et pourquoi pas des joies de centre commercial; c'est vouloir être heureux à tout prix, s'en persuader, s'accuser de ne pas l'être. C'est, par conséquent, ne rien comprendre à l'inquiétude, au chagrin, à la nervosité stérile qui partout nous poursuivent; c'est jouir de représentations, c'est se condamner à l'erreur d'être dans ces moments le spectateur satisfait de soi-même, de s'en faire des souvenirs à l'avance, de se faire photographier heureux.


Renoncer à cette imbécillité, ce n'est pas être malheureux; c'est ne pas se satisfaire des satisfactions permises; c'est perdre des mensonges et des humiliations, c'est devenir en fin de compte bien enragé c'est rencontrer sûrement des joies à quoi on ne pensait pas.


Un demi-siècle passant, Adorno ajoutait ceci: «Il n'y a plus rien d'innocent. Les petites joies de l'existence, qui semblent dispensées des responsabilités de la réflexion, ne comportent pas seulement un trait de sottise têtue, d'aveuglement égoïste et délibéré: dans le fait elles en viennent à servir ce qui leur est le plus contraire.» Ce serait oublier que ces joies anodines sont les avortements de celles qui sommeillaient en nous, que le mal économique ne voulait pas vivantes; que c'est encore à la faveur de sa condescendance et comme sournoisement. Ce n'est pas sauver l'idée du bonheur, c'est trouve r cette misère bien assez bonne pour soi.


Voici ce que j'ai constaté d'autre: les uns aux autres nous ne trouvons plus rien à nous dire. Pour s'agréger chacun doit exagérer sa médiocrité: on fouille ses poches et l'on en tire à contrecceur la petite monnaie du bavardage: ce qu'on a lu dans le journal, des images que la télévision a montrées, un film que l'on a vu, des marchandises récentes dont on a entendu parler, toutes sortes de ragots de petite société, de révélations divulguées pour que nous ayons sujet à conversation; et encore ces insignifiances sont à la condition d'un fond musical excitant, comme si le moindre silence devait découvrir le vide qu'il y a entre nous, la déconcertante évidence que nous n'avons rien à nous dire; et c'est exact.

Non seulement pour la raison que donne Carême, que s'il n'y a plus de cuisine, « il n'y a plus de lettres, d'intelligence élevée et rapide, d'inspiration, de relations liantes, il n'y a plus d'unité sociale» ; il resterait tout de même le vin; mais plus simplement par celle-ci que la conversation, outre de vouloir cet esprit particulier qui consiste en des raisonnements et des déraisonnements courts, suppose des expériences vécues dignes d'être racontées, de la liberté d'esprit, de l'indépendance et des relations effectives.

Or on sait que même les semaines de stabulation libre n'offrent jamais rien de digne d'être raconté que nous avons d'ailleurs grand soin de prévenir ces hasards; que s'il nous arrivait réellement quelque chose, ce serait offensant pour les autres.


Voici ce que j'en ai pensé: les hommes, en jetant les yeux sur la quantité des productions que l'économie accumule au détriment de la nature, inclinent plutôt à se flatter de la richesse du spectacle, qu'à prendre conscience de leur dénuement; qui est la seule chose dont nous pourrions parler d'expérience et pour commencer: tout cela qui nous comprime et nous oppresse en commun; le regret que l'on a de soi, la déception que nous est cette vie et même le dégoût, la sourde appréhension que l'on traîne à sa suite et qui nous attend au réveil, et en fin de compte l'horreur de la reproduction matérielle de son existence dans le bagne de l'économie.


Sénèque disait de ses contemporains: Il y a bien des choses qu'ils oublient pour de bon, mais il y en a aussi beaucoup qu'ils font semblant d'oublier. C'était à propos de petites infamies, de vices et de débraillements, qu'il jugeait malpropres. Pour nous ce qu'il faut oublier ce n'est pas seulement l'histoire universelle, ni la physionomie du monde il y a trente ou vingt ans, c'est l'époque où nous sommes.

Nous évitons de parler du passé, qui ferait honte à notre étourderie, et l'on se dérobe à envisager l'avenir, qui est sur nous comme l'ombre de la mort. L'intelligence, il est vrai, recule devant le proche avenir qui nous attend ruiné sous les intempéries, exhibant ses trompe-l'œil et ses fonds peints lépreux, où elle disparaît; il lui faut donc renoncer à elle-même dès maintenant.

Sauf à examiner ce présent, et en son sein nos vies déplorables, on se condamne à ne penser à rien; et encore un peu moins à chaque victoire que la terreur marchande publie: ses statistiques de cancer, ses stocks de radioactivité, ses ordinateurs qui parlent; pour finir il ne reste que des sécrétions intellectuelles.
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Quoique sensible et périssable, étant ce qui meurt, l'âme en nous n'est pas matérielle : c'est hors de nous que se place son existence physique ; c'est dans le monde extérieur que se rencontre sa vie secrète : dans le monde sensible où elle nous entraîne, fervente et troublée, à la recherche d'elle-même, de ses formes matérielles, où elle se reconnaît : de ses maisons, de ses rues pavées silencieuses, monuments décrépits, vestiges d'époques plus heureuses que la nôtre, et lumières du soir, matinée d'avril, vieux jardin clos, souvenir d'un livre miraculeux parmi les autres, voix qui résonnent autrefois dans la pénombre du salon, fugitive beauté entrevue il y a longtemps à la vitre d'un autobus ; et le vaste panorama étincelant à nos pieds "d'une mer où courent des voiles rapides", et les noms d'autres pays au loin, atlas d'une vie exaltante et sauvage alors sous d'autres ciels, et villes de province, douces du nom des fleuves, qu'on quitte à pied par les faubourgs, etc. ; courts éclairs qui sont pourtant "toute la clarté, toute la lumière de la vie", autrement sombre, indistincte, enragée ; à la recherche de tout ce qui la fera sortir du cachot organique pour exister un moment heureuse enfin dans la lumière du monde commun.
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En s’appropriant les attributs et les pouvoirs de la Divinité, l’économie en a fait sienne l’exigence d’obéissance absolue à son endroit et de répudiation de la vie terrestre : la richesse de notre vie subjective est à cette condition. Et quand par amplification génétique elle découvre notre « génome », qui serait le métaprogramme informatique nous actionnant, tel qu’il est poinçonné au fond de chaque cellule, on dirait en agrandissement photographique ces bandes de rayures noires et blanches comme il y en a sur tous les emballages de marchandises pour les identifier ; et elle nous en fait la remarque : « Nous avons trouvé votre code-barre génétique personnalisé ». (Et les magazines nous annoncent ce retour de l’atroce doctrine de la prédestination non pas froidement mais avec l’enthousiasme vide, automatique, acéphale qu’ils ont pour vanter n’importe quelle nouveauté d’aspirateur obéissant à la voix ou de chaîne de télévision interactive destinée aux enfants.)

C’est pourquoi j’ai pensé que l’explication de cette impression d’étouffement, de claustration à respirer l’air recyclé d’un monde autarcique sans même un hublot pour regarder dehors ; de ne trouver pour passer cette vie, toujours accompagnée d’un cercle de ténèbres, que le présent factice de jours sans horizons ni souvenirs, dépourvus de lendemains et pour ainsi dire inconsistants ; où la vie ne trouve plus à brûler dans le temps raréfié, mais se consume sournoisement ainsi qu’un tas d’ordures ; c’est qu’il en est bien effectivement ainsi. (pp. 62-63)
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c'est justement dans cette atmosphère d'Autant en emporte le vent sur fond d'incendies planétaires et dans l'attente de la banqueroute générale qui doit se produire dans très peu de temps, où la peur s'affole de n'avoir nulle part où se cacher, que chaque instant peut prendre, ainsi détaché, cet éclat admirable, d'un sentiment si vif, complexe, presque douloureux ; et que c'est justement dans cette précipitation des circonstances, et l'écroulement de toutes les régularités et conventions de la vie sociale, dans ce trouble universel, que la civilisation se réfugie au fond de ces solitudes à deux, que l'amour recueille ce que l'affolement et la fièvre ne veulent plus : la confiance, le calme, la délicatesse, la civilité, l'amitié, le rire et l'intelligence réciproque ; que l'on y entend parler encore la douce langue natale.
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Ce n’est pas mystérieux : la domination produit les hommes dont elle a besoin, c’est-à-dire qui aient besoin d’elle ; et toutes les prétendues commodités de la vie moderne, qui en font la gêne perpétuelle, s’expliquent assez par cette formule que l’économie flatte la faiblesse de l’homme pour faire de l’homme faible son consommateur, son obligé ; son marché captif qui ne peut plus se passer d’elle : une fois les ressorts de sa nature humaine détendus ou faussés, il est incapable de désirer autre chose que les appareils qui représentent et sont à la place des facultés dont il a été privé. La fourniture lui en devient un droit imprescriptible et inaliénable : elles sont toutes ensemble la qualité de son être, dont la privation l’anéantirait sans aucun doute. Il n’y a aucune faculté qui puisse se conserver si elle ne s’exerce et toutes se tiennent et sont tellement subordonnées qu’on ne peut en limiter aucune sans que les autres ne s’en ressentent : l’homme affaibli ne peut pas imaginer autrement son existence pour la raison que ce sont désormais les images qu’on lui projette en livret d’accompagnement qui lui tiennent lieu d’imagination de la vie possible.
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