Une lecture qui vous plonge dans l'histoire du XIXème avec brio, talent et humour.
Commenter  J’apprécie         10
[La scène se passe pendant la révolution de 1830]
J'allais chez madame de Rauzan. Sa belle-soeur, madame de La Bédoyère, y était au désespoir.[...] C'est la seule personne véritablement affligée que j'aie vue dans ce moment. J'exprimai devant elle l'espèce de sentiment d'enthousiasme pour ce peuple si grand, si brave, si magnanime, que j'avais conçu pendant ma promenade, et je lui fis horreur. Je la consolai un peu en parlant du danger, présumé de tout le monde, que nous courions d'être attaqués pendant la nuit.
Monsieur de Rauzan hocha la tête. À l'état-major, le même matin, il avait entendu le général Vincent répondre à monsieur de Polignac [président du Conseil des ministres], qui excitait à faire marcher des colonnes dans la ville comme la veille, que cent mille hommes ne seraient pas en possibilité de traverser Paris dans l'état de défense et d'exaltation où il se trouvait.
La pauvre madame de La Bédoyère fut obligé de se contenter de l'espoir, donné par un certain monsieur Denis Benoit, qu'on réussirait du moins à affamer la capitale. Cette pensée augmenta pourtant son très vif désir d'en sortir.
La duchesse de Duras, dont j’ai si souvent parlé, avait succombé à un état de souffrance qui l’avait longtemps fait qualifier de malade imaginaire et lassé surtout la patience de son mari. Il venait d’épouser en secondes noces une espèce de Suisso-Anglo-Portugaise, sortant de je ne sais où, qui avait acheté le titre de duchesse et le nom de Duras d’une assez grande fortune. Elle fournissait à son mari l’occasion de s’écrier naïvement, quelques semaines après son mariage : « Ah ! mon ami, tu ne peux pas comprendre le bonheur d’avoir plus d’esprit que sa femme ! » Il est certain que la première madame de Duras ne l’avait pas accoutumé à cette jouissance.
[...] ... La jeune génération ignorait ce qui concernait nos princes [= les Bourbons de la branche aînée, à savoir Louis XVIII et le futur Charles X, ici désigné sous le nom de "Monsieur", titre que portait depuis des lustres le frère cadet du Roi]. Je me rappelle que l'un de mes cousins me demandait ce jours-là si le duc d'Angoulême était le fils de Louis XVIII et combien il avait d'enfants [= le duc d'Angoulême était le fils aîné de Monsieur et mourut sans descendance car il était vraisemblablement impuissant]. Mais chacun savait que Louis XVI, la Reine, Madame Elisabeth avaient péri sur l'échafaud. Pour tout le monde, Madame [= la fille aînée de Louis XVI et de Marie-Antoinette, dite Madame Royale dans son enfance, devenue, par son mariage avec son cousin germain, fils du comte d'Artois, la duchesse d'Angoulême et, par conséquent, "Madame", belle-soeur du Roi en puissance, puis, un certain temps, la Dauphine] était l'orpheline du Temple et sur sa tête se réunissait l'intérêt acquis par de si affreuses catastrophes. Le sang répandu la baptisait fille du pays.
Il avait tant à réparer envers elle ! Mais il aurait fallu accueillir ces regrets avec bienveillance : Madame n'a pas su trouver cette nuance ; elle les imposait avec hauteur et n'en acceptait les témoignages qu'avec sécheresse. Madame, pleine de vertus, pleine de bonté, princesse française dans le cœur, a trouvé le secret de se faire croire méchante, cruelle et hostile à son pays. Les Français se sont crus détestés par elle et ont fini par la détester à leur tour. Elle ne le méritait pas et, certes, on n'y était pas disposé. C'est l'effet d'un fatal malentendu et d'une fausse fierté. Avec un petit grain d'esprit ajouté à sa noble nature, Madame aurait été l'idole du pays et le palladium de sa race.
Peu de jours après son entrée [= dans Paris], le Roi [= Louis XVIII] alla à l'Opéra. On donnait "Oedipe". Il [= le Roi]recommença ses pantomines vis à vis de Mme la duchesse d'Angoulême, non seulement à l'arrivée, mais aussi aux allusions fournies par le rôle d'Antigone. Tout cela avait un air de comédie et quoique le public cherchât le spectacle dans la loge plus que sur le théâtre, les démonstrations du Roi n'eurent pas de succès : elles semblaient trop affectées. La princesse ne s'y prêtait que le moins possible. Elle était, ce soir-là, mieux habillée et portait de beaux diamants. Elle fit ses révérences avec noblesse et de très bonne grâce ; elle paraissait à l'aise dans cette grande représentation comme si elle y avait vécu aussi bien qu'elle y était née. Enfin, sans être ni belle, ni jolie, elle avait très grand air et c'était une princesse que la France n'était pas embarrassée de présenter à l'Europe. Monsieur [= le comte d'Artois, futur Charles X] partageait son aisance et y joignait l'apparence de la joie et de la bonhomie. Pendant tous ces moments, il était le plus populaire de ces princes aux yeux du public. Les affaires initiées aux affaires le voyaient sous un autre aspect. ... [...]
Monsieur de Lally a fait des requêtes, des mémoires, des discours, des tragédies, des satires, des panégyriques des morts, bien plus d'éloges des vivants. Je ne sais si rien de tout cela le mènera à la postérité. Ses contemporains l'ont appelé le plus gras des hommes sensibles, on aurait pu ajouter le plus plat des hommes bouffis. Peut-être cela tenait-il à l'affaiblissement de l'âge, mais je ne l'ai jamais vu que plein de ridicules et d'affectation, répandent des larmes à tout propos, pleurant sur l'enfance, pleurant sur les vieillards, pleurant pour la gloire, pleurant pour la défaite, pleurant de joie, pleurant de tristesse, enfin toujours pleurnichant.
Lord Castlereagh, en entrant dans le cabinet de Georges IV, lui dit :
«Sire, je viens apprendre à Votre Majesté qu'Elle a perdu son plus mortel ennemi.
— Quoi, s'écria-t-il, est-il possible ! Elle est morte !»
Lord Castlereagh dut calmer la joie du monarque en lui expliquant qu'il ne s'agissait pas de la Reine, sa femme, mais de Bonaparte.