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Critique de ClementChavant


2666 est un livre très étrange. J'ai mis quatre mois à le lire, et on ne sort pas indemne de la fréquentation aussi longue d'une littérature aussi rude. La meilleure façon de décrire le style et le parti pris littéraire est de citer ce que l'auteur dit de l'écriture d'Archimboldi, l'écrivain qui parcourt toute cette oeuvre.
Edition livre de poche page 1271
et elle pensa aussi combien leurs deux vies étaient différentes, celle de Moravia et celle d'Archimboldi, le premier bourgeois, raisonnable, qui allait l'amble avec son temps et ne se privait pas, cependant, d'encourager (non pour lui mais pour ses spectateurs) certaines plaisanteries délicates et intemporelles, le second, surtout si on le comparait au premier, essentiellement un lumpen, un barbare germanique, un artiste en incandescence constante, comme disait Bubis, quelqu'un qui ne verrait jamais les ruines enveloppées d'étoles de lumière qu'on admirait depuis la terrasse de Moravia, n'écouterait jamais les disques de Moravia, ne sortirait jamais la nuit pour se promener dans Rome avec ses amis, poètes, cinéastes, traducteurs et étudiants, aristocrates et marxistes, comme le faisait Moravia avec ses amis, toujours un mot aimable, une remarque intelligente, un commentaire opportun, tandis qu'Archimboldi entretenait de longs soliloques avec lui-même, pensa la baronne, alors qu'elle suivait Lista de Spagna jusqu'au Campo San Geremia, puis traversait le pont delle Guglie et descendait quelques marches jusqu'à la Fondamenta Pescaria, d'inintelligibles soliloques d'enfant employé de maison ou de soldat nu-pieds en terres russes, un enfer peuplé de succubes, pensa la baronne, et elle se souvint alors, sans qu'il n'y ait de rapport, que dans le Berlin de son adolescence certaines personnes, surtout les bonnes qui venaient de la campagne, appelaient les pédérastes des succubes, les bonnes, les soubrettes qui ouvraient très grands les yeux avec une fausse expression de peur, les petites soubrettes qui quittaient leur famille pour aller dans les énormes maisons de quartier des riches et entretenaient de longs soliloques qui leur permettait d'assurer un jour de plus leur survie.

Je crois en effet que cette oeuvre est rude. Ce n'est pas à proprement parler une saga, car, si certains personnages se retrouvent dans tous les chapitres, si le Mexique et la ville de Santa Theresa où sont assassinées toutes ces femmes est le centre de gravité, ou le point de fuite des cinq livres, l'objet n'est pas d'écrire une histoire délimitée dans le temps et dans l'espace. Il s'agit plutôt d'une divagation, que l'on pourrait comparer à Ulysse, de James Joyce, mais en moins littéraire, avec la volonté de se mettre souvent dans la tête et la peau de personnage très simples, aux réflexions et soucis très limités, mais prégnants. D'un autre côté, le propos peut devenir très grave et Roberto Bolano nous fait rentrer dans l'histoire et ce que le 20ème siècle a de plus tragique : la bataille de l'est pendant la deuxième guerre mondiale, l'enlisement et la défaite des allemands, leur débandade dantesque. Dans cette partie, qui est l'essentielle du dernier livre, consacré à l'écrivain Archimboldi, Bolano nous fait plonger au coeur de la logique nazie et du suivisme des allemands d'une façon remarquable, avec autant de force et de perspicacité que les plus grands écrivains allemands ayant décrit ce phénomène, je pense à Host Krüger par exemple. Ceci est évidemment très étonnant pour un auteur sud américain. Mais ne veut-il pas nous indiquer par là que la réalité d'aujourd'hui, résumée en quelque sorte par les meurtres de femmes dont finalement tout le monde se désintéresse, que cette réalité est la même que celle des nazis, le mal dans sa banalité comme disait Anna Arendt ?
Le livre consacré aux crimes est le plus difficile à lire, mais son propos et la thèse qui s'y devine sont terribles. Des centaines de femmes sont assassinées, peut-être par un malade, peut-être par plusieurs, peut-être pour des raisons diverses, peut-être sans aucune raison. Peu importe, ce qui fait que cela continue, est qu'il y a ici, à la frontière de l'Arizona, des milliers de personnes, hommes et femmes, qui essayent de passer aux USA, ou qui sont venus pour chercher un travail car il y a des manufactures bénéficiant d'un législation favorable aux industriels locaux, que ces personnes sont le plus souvent seules, sans famille, sans papier, sans passé, sans avenir et que leur disparition est sans conséquence. de plus la mafia est omniprésente, dans les usines, dans la police, parmi le personnel politique, toute enquête est suspecte et doit s'arrêter très rapidement. Alors peu importe que l'on fasse croupir en prison un suspect et que les crimes continuent des mois après son arrestation et que l'on retrouve toujours de nouveaux corps dans des décharges. Même les décharges en question n'existent pas car elles sont illégales… Pendant des centaines de pages, les mêmes paragraphes se succèdent, décrivant un crime, avec deux ou trois modes opératoires qui reviennent, strangulation, viol, mutilations, l'enquête rapide permet parfois d'identifier la victime, mas ses proches sont inexistants, ont disparu, ou ne répondent pas et l'affaire est classée. Ce procédé très lassant laisse des traces chez le lecteur qui a le courage de lire toutes ces pages, toujours les mêmes, dont il est absolument impossible de retenir ne serait-ce que le nom ou même le nombre des victimes. A-t-on lu 100, 200 ou 300 tels chapitres ? Mais c'est une façon d'éprouver cette réalité, de lui être concrètement confrontée, de partager la fatigue, la lassitude des habitants de Santa Theresa, leur impuissance, alors même qu'ils font tous les efforts pour s'intéresser à elles et partagent leur angoisse.
2666 est ancré dans la réalité du vingtième siècle, et un livre entier parle d'un homme qui fut un Black Panthers.

Edition livre de poche page 380
Nous, les Black Panthers, nous avions contribué au changement. Avec notre grain de sable, ou avec notre camion à benne. Nous y avions contribué. Et la mère de Marius y avait aussi contribué, et toutes les autres mères noires qui, la nuit au lieu de dormir, ont pleuré et ont imaginé les portes de l'enfer.
Donc il décida de retourner en Californie et de vivre là-bas le restant de sa vie, tranquille, sans faire de mal à personne, et peut-être de fonder une famille et d'avoir des enfants. Il a toujours dit qu'il appellerait son premier fils Frank, en mémoire d'un camarade qui était mort dans la prison de Soledad. En réalité, il aurait dû avoir au moins trente enfants pour rendre hommage aux amis morts. Ou bien dix, et leur donner à chacun trois prénoms. Ou bien cinq, et leur en donner à chacun six. Mais la vérité c'est qu'il n'en a eu aucun parce qu'un soir, alors qu'il était en train de marcher dans une rue de Santa Cruz, un Noir l'a tué.
On a dit que c'était pour de l'argent. On a dit que Marius devait de l'argent et c'est pourquoi on l'a tué, mais j'ai du mal à le croire. Je crois que quelqu'un a payé pour qu'on le tue. Marius, à cette époque, était en train de se battre contre le trafic de drogue dans les| quartiers et quelqu'un n'a pas aimé ça. C'est possible.
Moi, jamais encore en prison et je ne sais pas très bien ce qui s'est passé. J'ai plusieurs versions sur ça, trop.
Je sais seulement que Marius est mort à Santa Cruz, où il ne vivait pas, où il était allé passer quelques jours, et il est difficile de penser que l'assassin vivait là. C'est-à-dire : l'assassin a suivi Marius. Et la seule raison qui me vienne à l'esprit pour justifier la présence de Marius à Santa Cruz, c'est la mer. Marius s'en est allé voir et sentir l'océan Pacifique. Et l'assassin s'est déplacé à Santa Cruz en suivant l'odeur de Marius. Et il est arrivé ce que tout le monde sait. Des fois je m'imagine Marius. Plus fréquemment, au fond que je ne le souhaiterais. Je le vois sur une plage de Californie. Sur l'une des plages de Big Sur, par exemple, ou sur la plage de Monterey, au nord de Fisherman's Wharf, en montant par la Highway 1. Il est accoudé à un belvédère, il nous tourne le dos. C'est l'hiver et il y a peu de touristes. Nous, les Black Panthers, nous sommes jeunes, aucun d'entre nous n'a vingt-cinq ans. Nous sommes tous armés, mais nous avons laissé les armes dans la voiture, et sur nos visages nous avons une expression de profond mécontentement. La mer rugit. Alors je m'approche de Marius et lui dis : partons d'ici tout de suite. à ce moment-là, Marius se retourne et me regarde. Il est en train de sourire. Il est au-delà. Il me montre la mer d'une main, parce qu'il est incapable d'exprimer avec des mots ce qu'il ressent. Alors je prends peur, bien que ce soit mon frère que j'ai à mes côtés, et je pense : la mer est le danger.

Du point de vue du style, le propos très concret et le récit des soucis ordinaires de gens ordinaires n'empêche pas la richesse des digressions, les divagations baroques.

Edition livre de poche page 1242
Sisyphe, oui, Sisyphe le fils d'Eole et d'Enarété, le fondateur de la ville d'Ephyra, qui est l'ancien nom de Corinthe, une ville que le brave Sisyphe transforma en repaire de ses joyeux méfaits, car, avec cette effronterie qui le caractérisait, cette disposition intellectuelle qui voyait en chaque tour et détour du destin un problème de jeu d'échecs ou une intrigue policière à résoudre, et ce penchant pour le rire, la farce, la facétie, la blague, la plaisanterie, la dérision, la raillerie, la bouffonnerie, le brocard, la moquerie, les lazzis, la singerie, le witz, l'insolence et le sarcasme, il se consacra au vol, c'est-à-dire à dépouiller de son bien tout voyageur qui passait dans le coin, et alla même jusqu'à voler son voisin Autolycos, qui lui aussi volait, peut-être avec l'improbable espoir que celui qui vole un voleur gagne cent ans de pardon, et de la fille duquel il s'était entiché, car Anticlée était très jolie, une véritable poupée, mais cette Anticlée avait un fiancé sérieux, c'est-à-dire qu'elle était engagée auprès d'un certain Laerte, qui serait célèbre plus tard, ce qui ne fit pas reculer Sisyphe, qui comptait de plus sur la complicité du père de la jeune fille, le brigand Autolycos, dont l'admiration pour Sisyphe s'était accrue comme s'accroît l'estime qu'un artiste objectif et honnête éprouve pour un autre artiste aux dons supérieurs, et donc, disons qu'Autolycos fut fidèle à la parole donnée à Laërte, car c'était un homme d'honneur, mais il ne voyait pas non plus d'un mauvais oeil, ou comme moquerie et dérision envers son futur gendre, les attentions amoureuses que Sisyphe prodiguait à sa fille, laquelle finalement, à ce que l'on dit, se maria avec Laërte après s'être donnée à Sisyphe une ou deux fois, cinq ou sept fois, ou peut-être dix ou quinze fois, toujours avec la complicité d'Autolycos, qui désirait que son voisin féconde sa fille pour avoir ainsi un petit-fils aussi rusé que lui, et, une de ces fois- là, Anticlée tomba enceinte et neuf mois plus tard, alors déjà épouse de Laërte, allait naître son fils, le fils de Sisyphe, qui fut appelé Odysseus ou Ulysse, et montra en effet qu'il était aussi rusé que son père, lequel ne s'inquiéta jamais de lui et continua à vivre sa vie, une vie d'excès, de fêtes et de plaisirs, au cours de laquelle il épousa Mérope, l'étoile la moins brillante de la constellation des Pléiades, justement pour avoir épousé un mortel, un foutu mortel, un foutu voleur, un foutu gangster abonné aux excès, aveuglé par 1'excès parmi lesquels, et même si ce n'était pas le moindre, se comptait la séduction de Tyro, la fille de son frère Salmonée, non parce que Tyro lui avait plu, ou ait été particulièrement sexy, mais parce que Sisyphe détestait son propre frère et désirait lui faire du mal, et pour cela, après sa mort, il fut condamné à pousser dans les Enfers un rocher jusqu'au sommet d'une colline, d'où le rocher roulait de nouveau au pied de celle-ci, d'où Sisyphe le poussait de nouveau jusqu'au sommet, d'où il roulait de nouveau aux pieds de celle-ci, et ainsi de suite éternellement un châtiment féroce qui n'avait pas de rapport avec les crimes ou les péchés de Sisyphe et constituait plutôt une vengeance de Zeus, car, en une certaine occasion, si on en croit ce que l'on raconte, Zeus passa par Corinthe avec une nymphe qu'il avait enlevée, et Sisyphe, qui était plus intelligent que la faim, garda l'information à toutes fins utiles, puis le père de la jeure fille, Asopos, passa par là recherchant sa fille comme un désespéré, et Sisyphe, en le voyant, lui proposa de lui donner le nom du séducteur si, en échange, Asopos faisait couler une source dans la ville de Corinthe, ce qui prouve que Sisyphe n'était pas un mauvais citoyen, ou alors qu'il avait soif, un voeu qu'Asopos réalisa : une source d'eau cristalline coula et Sisyphe dénonça Zeus, lequel, très fâché, lui envoya ipso facto Thanatos, la mort, qui cependant ne put venir à bout de Sisyphe, car celui-ci, grâce à un tour de maître qui alliait son sens de l'humour et son intelligence spéculative, captura et enchaîna Thanatos, exploit à la portée de fort peu d'hommes, vraiment à la portée de très peu, et il garda longtemps Thanatos enchaîné, et pendant tout ce temps aucun être humain ne mourut sur la surface de la terre, une époque dorée où les hommes, sans cesser d'être des hommes, vivaient sans l'angoisse de la mort, c'est-à-dire sans l'angoisse du temps, car le temps c'est ce qu'il y a en reste, ce qui peut-être caractérise une démocratie, le temps en reste, la plus-value de temps, du temps pour lire et du temps pour penser, jusqu'à ce que Zeus soit contraint d'intervertir personnellement et que Thanatos soit libéré, et alors Sisyphe mourut.

Le dernier livre est celui qui a la facture la plus classique. Il relate la vie de l'écrivain Archimboldi. Né d'un père boiteux et d'une mère borgne, élevé dans un château dont il est un des valets, Archimboldi ne sait même pas parler au début de sa vie d'adulte. Enrôlé dans la Wehrmacht, il fait la campagne de Russie où il est confronté aux situations et aux personnages les plus extrêmes. Il découvre les carnets cachés d'un écrivain de l'ombre, Ansky, qui écrit des livres que publie à son propre compte et sous son propre nom un ami, et c'est en déchiffrant ces lignes qu'Archimboldi devient finalement un écrivain, comme pour perpétuer ce geste d'un anonyme véritable auteur. On trouve dans cette partie de 2666 l'incroyable histoire de ce fonctionnaire nazi qui se retrouve un jour, quelque part en Pologne, avec sur les bras un convoi de plusieurs milliers de juifs qui lui ont été envoyés par erreur. La nécessité où il se trouve de traiter ce problème, de lui trouver une solution est une des choses les plus fortes dans l'horreur que j'ai lues sur la solution finale, car il s'agit là d'un homme qui, par commodité, ou par nécessité ou parce qu'il ne peut pas faire autrement, réinvente une solution finale bricolée avec les moyens du bord, encore plus horrible que celle d'Auschwitz.
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