La montagne, l'air pur des sommets, les alpinistes nobles et passionnés, que c'est beau !
Sauf que, certaines fois, l'histoire n'est pas si pure, si noble et si belle. Et cette affaire du K2 en est une illustration.
"Cette nuit-là, j'aurais dû mourir..." écrit
Walter Bonatti. Et il ne mâche pas ses mots : "homicide raté", "faux historique", mensonge d'État". Mais que s'est-il donc passé qui justifie une telle virulence ?
Ce livre n'est pas un roman, c'est une compilation de choses diverses telles que le récit de Bonatti, les éléments du procès (parce que cette affaire sordide a débouché sur un procès en diffamation, que Bonatti a gagné), puis différents documents, lettres, témoignages, qui donnent l'éclairage final. Ce n'est pas une histoire d'alpinisme, mais une affaire juridique, et surtout une lutte acharnée de la part de Bonatti pour faire éclater vérité.
Le début est un peu confus, mais les différents éléments qui suivent permettent petit à petit de bien comprendre l'affaire et de se faire une opinion.
Où ? Qui ? Comment ? Et surtout, pourquoi ? Bonatti raconte tout, explique tout. Et la vérité est saisissante. Mais attention, ce n'est vraiment pas beau à voir.
Où ?
Le K2 est la seconde montagne du monde par la hauteur, mais première par sa dangerosité. Située au Pakistan, sa géométrie en fait un sommet bien plus difficile à gravir que l'Everest.
Qui ?
Des Italiens. En 1954, soit un an après la conquête de l'Everest, une expédition menée par le géologue-alpiniste-explorateur Ardito Desio s'attaque au K2.
Comment ?
Après des semaines de travail acharné pour établir les camps I à VIII, Achille Compagnoni et Lino Lacedelli sont désignés pour l'assaut final. Pour cela, ils doivent établir le camp IX, et y attendre les grimpeurs chargés de leur apporter l'oxygène indispensables pour la dernière étape. C'est
Walter Bonatti, et un porteur pakistanais, Mahdi, qui sont choisis pour monter les précieuses bouteilles. C'est une tâche essentielle pour la réussite de l'expédition, mais terrible : l'altitude rend les moindres mouvements épuisants, le terrain est particulièrement difficile, et la charge affreusement lourde.
Les deux hommes ne ménagent pas leurs efforts, et à la tombée de la nuit arrivent à l'endroit convenu. Et là, tout bascule. Compagnoni et Lacedelli ne sont pas là : pas de tente, aucune trace. Bonatti et Mahdi appellent, s'époumonent longuement, et finissent par obtenir une faible réponse venue de plus haut leur intimant de laisser sur place les bouteilles et de redescendre... puis plus rien. Injonction totalement insensée : il fait nuit, et la descente n'est pas envisageable, elle serait suicidaire.
Abandonnés par Compagnoni et Lacedelli qui restent cachés et muets dans leur tente, Bonatti et Mahdi n'ont pas d'autre choix que de rester sur place. Bonatti, à l'aide de son piolet, taille une minuscule plateforme où les deux hommes vont se poser et passer la nuit. Sans aucun équipement, sans aucune protection, sans vivres. Un bivouac forcé à plus de huit mille mètres, dans des conditions (température, vent) inhumaines.
Le récit de cette nuit est littéralement glaçant. C'est une lutte de chaque instant pour survivre. Il n'est pas question de dormir : tout endormissement serait fatal. Que les heures s'écoulent lentement ! Les deux hommes s'en sortent miraculeusement mais ne sont pas indemnes : Mahdi, victime de gelures, devra subir à son retour plusieurs amputations, quant à Bonatti, si sa constitution spécialement robuste et son entraînement hors-normes lui ont permis de s'en sortir sans dommages physiques, il restera marqué à tout jamais. On le serait à moins. "Un fait tel que celui-là marque d'une façon indélébile l'âme d'un jeune homme et déstabilise son assiette spirituelle encore insuffisamment affermie."
Pourquoi ?
Quelle raison a bien pu poussser Compagnoni et Lacedelli à abandonner Bonatti et Mahdi et à leur faire risquer leur vie dans un bivouac qui reste le plus (tristement) célèbre de l'histoire de l'alpinisme ? Aucune raison valable ! Rien ne peut justifier ces actes. On peut légitimement penser qu'ils voulaient être certains de ne pas avoir de concurrence pour l'assaut final : ils craignaient sans doute Bonatti, jeune grimpeur talentueux et plein d'énergie. On comprend bien que celui-ci parle d'homicide raté. Non, ses mots ne sont pas trop durs.
Je vous avais prévenus que cette affaire était bien vilaine... mais attention, ce n'est pas fini.
Les Pakistanais, furieux de voir ce qui est arrivé au porteur Mahdi, exigent des explications. Et c'est là qu'arrive le nauséabond.
Le succès de l'expédition (car Compagnoni et Lacedelli sont parvenus au sommet, grâce à l'oxygène apporté par Bonatti et Mahdi !) prime avant tout. C'est capital politiquement pour l'Italie qui sort de la guerre et doit redorer son image après les années de fascisme, et c'est important pour l'ego d'Ardito Desio.
La vérité n'est pas belle ? Eh bien, qu'à cela ne tienne : on va la maquiller. le bivouac forcé, les gelures de Mahdi ? On va tout mettre sur le dos de Bonatti. Comme l'écrira plus tard
Robert Marshall : "Pauvre Bonatti... [il] était le bouc émissaire idéal". Eh oui,
Walter Bonatti était jeune, naïf et confiant. Il ne s'est pas rendu compte tout de suite de l'ampleur qu'allait prendre l'affaire, et quand il a ouvert les yeux, c'était trop tard. Et c'est ainsi que s'est établie une version officielle de l'ascension qui le mettait en cause, l'accusant d'avoir voulu doubler Compagnoni et Lacedelli dans la course au sommet, d'avoir volontairement bivouaqué loin des deux hommes et d'avoir lui-même consommé de l'oxygène des bouteilles qu'il transportait, mettant en péril le succès de l'expédition.
Ainsi, un jeune homme de vingt-quatre ans qui a tant donné pour la réussite de l'équipe italienne, se trouve doublement trahi : abandonné en pleine nuit par deux alpinistes de son équipe, le voilà ensuite publiquement couvert de honte.
Bonatti luttera sans relâche pour faire rétablir la vérité sur la conquête du K2 et pour faire changer la version officielle erronée. Ce sera le combat d'une vie. Un combat solitaire car Bonatti a été abandonné par tous. Physiquement sur la montagne, mais aussi moralement par ceux de son équipe, par le chef Ardito Desio, par le club alpin italien... par tous.
Quarante ans plus tard, devant des preuves irréfutables exhumées par un médecin australien passionné d'alpinisme (
Robert Marshall), qui a voulu faire la lumière sur cette affaire, le comité alpin italien a, du bout des lèvres, consenti à admettre que Bonatti avait joué un grand rôle dans la réussite de l'expédition... mais c'est tout ! Point de révision de la version officielle, pourtant désormais ridicule et dont tout le monde sait qu'elle est fausse. Quant à Compagnoni et Lacedelli, ils n'ont jamais admis qu'ils avaient menti.
Il faudra attendre cinquante ans pour que la vérité soit enfin rétablie. Quel gâchis !
Walter Bonatti est décédé en 2011, à l'âge de quatre-vingt-un ans. C'était un alpiniste remarquable, qui aurai dû avoir une brillante carrière, mais certains en ont décidé autrement.
Son livre est un cri, un cri désespéré d'un homme a qui l'on a refusé la vérité, d'un homme qu'on a essayé de tuer moralement, après avoir essayé de le tuer physiquement lors de cette épouvantable nuit de juillet 1954.
RIP monsieur Bonatti, vous pouvez avoir la conscience tranquille... ce n'est pas le cas de certains autres protagonistes de cette affaire.
Si vous voulez en savoir plus, voici un excellent article paru dans le Monde du 28 août 2001 :
http://www.masse-fr.com/Folie%20du%20K2%20-%203.html