LE MYRTE
Parfois je te savais la terre, je buvais
Sur tes lèvres l’angoisse des fontaines
Quand elle sourd des pierres chaudes, et l’été
Dominait haut la pierre heureuse et le buveur.
Parfois je te disais de myrte et nous brûlions
L’arbre de tous tes gestes tout un jour.
C’étaient de grands feux brefs de lumière vestale,
Ainsi je t’inventais parmi tes cheveux clairs.
Tout un grand été nul avait séché nos rêves,
Rouillé nos voix, accru nos corps, défait nos fers.
Parfois le lit tournait comme une barque libre
Qui gagne lentement le plus haut de la mer.
Il me semble, ce soir,
Que le ciel étoilé, s'élargissant,
Se rapproche de nous ; et que la nuit,
Derrière tant de feu, est moins obscure.
Et le feuillage aussi brille sous le feuillage,
Le vert, et l'orangé des fruits mûrs, s'est accru,
Lampe d'un ange proche ; …
Il me semble ce soir,
Que nous sommes entrés dans le jardin, dont l'ange
A refermé les portes sans retour.
Une voix
Nous vieillissions, lui le feuillage et moi la source,
Lui le peu de soleil et moi la profondeur,
Et lui la mort et moi la sagesse de vivre.
J’acceptais que le temps nous présentât dans l’ombre
Son visage de faune au rire non moqueur,
J’aimais que se levât le vent qui porte l’ombre
Et que mourir ne fût en obscure fontaine
Que troubler l’eau sans fond que le lierre buvait.
J’aimais, j’étais debout dans le songe éternel.
Le lieu des morts,
c’est peut-être le pli de l’étoffe rouge.
Peut-être tombent-ils
dans ses mains rocailleuses ; s’aggravent-ils
dans les touffes en mer de la couleur rouge ;
ont-ils comme miroir
le corps gris de la jeune aveugle ; ont-ils pour faim
dans le chant des oiseaux ses mains de noyée.
Ou sont-ils réunis sous le sycomore ou l’érable ?
Nul bruit ne trouble plus leur assemblée.
La déesse se tient au sommet de l’arbre,
elle incline ses yeux vers l’aiguière d’or.
Et seul parfois le bras divin brille dans l’arbre
Et des oiseaux se taisent, d’autres oiseaux.
Les derniers livres d'Yves Bonnefoy (1923-2016) expriment son désir de transmettre le legs de la poésie par-delà la mort. « Lègue-nous de ne pas mourir désespéré », lit-on dans L'heure présente (2011). Quant à L'Écharpe rouge (2016), c'est un « livre de famille » testamentaire en même temps que l'histoire d'une vocation : « Il se trouve que j'étais apte à me vouer à l'emploi disons poétique de la parole… »
La Pléiade fut pour Bonnefoy l'occasion de porter sur son oeuvre un regard ordonnateur. Il choisit le titre du volume, Oeuvres poétiques, sans céder sur son désir de faire figurer au sommaire quelques textes brefs que l'on qualifierait spontanément d'essais. Tous les livres ou recueils poétiques, vers, prose, ou vers et prose, sont présents. Bonnefoy ne se reniait pas ; il a souhaité donner dans les appendices quelques textes rares. Il a voulu aussi que soit présente son oeuvre de traducteur, de Shakespeare à Yeats, de Pétrarque à Leopardi. Enfin il a ouvert à ses éditeurs les portes de son atelier.
« Le souvenir est une voix brisée,
On l'entend mal, même si on se penche.
Et pourtant on écoute, et si longtemps
Que parfois la vie passe. Et que la mort
Déjà dit non à toute métaphore. »
L'heure présente, Yves Bonnefoy
À lire – Yves Bonnefoy, Oeuvres poétiques – Coll. La Pléiade, Gallimard 13 avril 2023.
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