Sucre noir

Là, au milieu de ses herbiers, de tous ces noms de plantes, elle se sentait dissoudre comme du sucre dans de l'eau, fondant avec ce qui l'entourait, absorbée dans l'osmose longue et sereine de l'écriture.

Quand le temps du deuil fut passé, Serena devint plus séduisante que jamais, plus pétillante, à tel point que ce regain de jeunesse et de fraîcheur fit parler d’elle dans le village. Les circonstances de l’apparition de San Mateo lui avaient fait oublier celles de l’enterrement de Severo.

Elle lui demandait si l'on pouvait aimer plusieurs personnes en même temps. San Mateo répondait que les hommes avaient, hélas, ce talent indiscutable. Il tâchait de s'exclure de ce cercle en évitant à la fois de parler de son passé et de compromettre son avenir. Et Serena, posant ses yeux sur ces feuilles où il avait posé les siens, éprouvait l'illusion de comprendre cet homme, sans véritablement le connaître.

Son haleine était encore celle d'un petit animal, d'un coati ou d'un tatou, une odeur chaude, imbibée d'humus et d'âpreté. Elle mordait dans la chair des fleurs, s'imprégnait de l'innocence des êtres. Le chien Oro ne la quittait plus, elle jouait avec lui pendant des heures. Tout lui était découverte, la violence de la pluie, la blessure du soleil, l'ivresse de l'eau, l'innocence du péril. Les champs en friches étaient son terrain de jeu. Elle courait dans les herbes folles, les cheveux emmêlés, les genoux écorchés, comme dans une fête, si bien que Serena disait parfois, en posant sa main sur son ventre :
- Comme elle me ressemble.

Les temps ont changé [...]. Rendez-vous compte, on a nommé un évêque noir. On a construit un tramway. Et pourtant, tout est si cher.

La main qui toucha sa tempe lui fit l'effet d'une boussole sur un navire perdu dans une tempête.

La disparition d'Eva Fuego avait tout bouleversé. Désormais le village dépendait de son commerce et on commença à mesurer les inconvénients de ce monopole.
La soudaine richesse d'Eva Fuego, qui avait fait la prospérité de la distillerie et l'orgueil de la région, eut également la conséquence d'encourager l'oisiveté et la paresse. Les importations avaient été si importantes que les champs n'étaient plus cultivés. On manqua de café, de cacao, de maïs, de coton, sur cette terre qui pourtant était la seule à pouvoir en produire.
L'abondance de la ferme des Bracamonte avait fait, tout à la fois, la grandeur et la perte du village. Il y avait là la nature des malédictions bibliques.

Là, au milieu de ses herbiers, de tous ces noms de plantes, elle se sentait dissoudre comme du sucre dans de l'eau, fondant avec ce qui l'entourait, absorbée dans l'osmose longue et sereine de l'écriture.

Severo ajouta que la canne à sucre l'avait tellement envoûté qu'elle lui avait appris la sagesse , les rythmes lents de la nature , et les plantations étaient devenues pour lui plus précieuses que tout l'or du monde . Il disait cela avec une forme d'exaltation :
_ Non , la terre n'est pas si vide ici . P.105

Elle avait l'esprit libre, plus Lilith qu'Eve. Elle prit des formes et devint vite une morena lourde et virile, aux traits froids et son regard despotique, sachant à la fois hausser le ton et imposer son silence . Quand elle n'obtenait pas ce qu'elle voulait, ses accès de colère étaient impossibles à apaiser.