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Critique de BazaR


Je suis un bougre d'âne !
J'ai passé toute l'année dernière à piloter un challenge Pierre Bordage… sans prendre le temps d'en lire un seul roman. Il aura fallu que Siabelle prenne le relais et lance une LC sur Abzalon pour que je daigne m'y mettre.
Et là, évidemment, je me rends compte que j'ai affaire à un auteur de qualité qui aurait mérité plus d'attention de ma part.

Pierre Bordage nous offre un roman SF dans la grande tradition des voyages sans retour. La planète Ester est condamnée à brève échéance ; ses gouvernants, qui organisent le pillage incontrôlé des ressources naturelles — croissance infinie dans un mode fini est le précepte là-bas aussi — ont tout de même conscience de cela. Ils montent donc le projet de migrer vers un monde lointain, mais avant le grand mouvement, il faut tenter l'expérience à une moindre échelle, si possible avec des populations sacrifiables. le vaisseau interstellaire Estérion va donc accueillir les survivants de l'ignoble pénitencier de Doeq d'un côté et la population de la culture kropte — qui m'a fait penser aux Amish dans lequel on aurait ajouté la notion de peuple élu des Juifs — de l'autre, pour un voyage de plus d'un siècle sans technologie d'hibernation. C'est l'histoire de ce voyage que l'auteur nous conte.

« Conte ». le mot est lâché. C'est l'atout principal de Bordage qui veut, avant tout, nous raconter une histoire, nous passionner avec elle. Il y intègre une masse d'éléments qui, s'ils étaient trop développés, nuirait à la fluidité du récit, nous sortirait de l'histoire. Mais Bordage maîtrise. La technologie est détaillée (je ne l'ai pas toujours trouvée de bon aloi d'ailleurs, on aurait pu s'en tenir à la Relativité sans inventer cette notion de voleur de temps) mais comme un fil d'or qui vient embellir une belle robe de soirée ; pas de Hard Science ici. L'auteur ne cesse de passer des messages, de nous faire part de sa mauvaise opinion sur notre société, à l'instar d'un Alain Damasio. Mais ces messages s'insèrent dans le conte, l'éclairent comme des tatouages sur une peau blafarde. Si on le désire, on peut les oublier et se contenter de se laisser bercer par le conte. Les personnages qu'il met en scène — Abzalon, Ellula, Loello, le Taiseur, Eshan, l'eulan Paxy — sont profondément touchants ou abominablement détestables.

Je suis bluffé par la complexité sociale que l'auteur parvient à construire l'espace d'un seul roman, même s'il s'agit d'un pavé. le nombre de groupes distincts et spécialisés qui se heurtent en cherchant à guider la destinée des peuples d'Ester m'a ramené à la bouche un arrière-goût de Dune de Franck Herbert. Et même si ce n'est pas le sujet principal, Bordage parvient à faire ressentir l'exotisme de la planète-mère non pas à force de description à la Jack Vance mais par à travers les réminiscences nostalgiques des passagers de l'Estérion.
Mais là où Bordage est le plus fort, c'est quand il nous décrit les enfers humains. le pénitencier de Doeq atteint des niveaux de violence parfois difficilement supportables qui ne sont pas sans rappeler les livres de Caryl Ferey, et l'enfer de la vie d'Ellula, des femmes en général, au sein de la société kropte est encore pire. C'est bien connu, les religions laissent la meilleure place aux femmes : celle dont on ne risque pas de tomber plus bas. Combien de fois ai-je eu envie d'attraper ces patriarches kroptes par la barbe et leur faire manger le trottoir ?

Bordage est un génocide à lui tout seul. Il tue des millions de gens d'un revers de plume, sans sourciller. Je me suis parfois retrouvé dans l'Ange de Abîme. Ce qui ressort de ces carnages, de ces infâmes comportements humains est une désillusion profonde, un abattement quant à la nature de l'homme. Pourtant, l'auteur admet qu'il est permis à un homme de changer, de s'adoucir, de s'intéresser à son prochain, pourvu que son environnement le lui autorise ; c'est flagrant dans le changement d'Abzalon et des deks dès lors qu'ils n'ont plus à lutter pour une bouchée de rat ou un bout de couchette. Cependant, remettez-les dans un environnement où la sélection naturelle joue à plein et la violence revient au galop.
Pour changer l'homme de manière définitive, Pierre Bordage n'a pas d'autre solution que de le transformer en quelque chose qui n'est plus humain. C'est le sens des prêches de Djema ou des préceptes des énigmatiques Qvals. L'homme doit abandonner le temps, se fondre dans le présent, renoncer au désir, à se projeter dans le futur, tout cela dans le but de le débarrasser de sa part de Mal. On n'est pas loin de l'éveil bouddhique ou de l'accès au Paradis. Je rejoins Ursula le Guin et sa vision taoïste ici : l'homme est qualifié par ses parts d'ombre et de lumière. Par conséquent supprimer une de ces parts, c'est transformer l'homme en quelque chose qui n'est plus l'homme.

Je vois que j'ai été abusivement bavard. Merci à ceux qui m'ont suivi jusqu'ici. Je lirai sûrement la suite, Orcheron, un de ces jours, même si les critiques de Babelio sont mitigées (Fnitter a abandonné en cours de lecture, c'est dire). Encore un pavé, arf !
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