Dans ce troisième recueil de
nouvelles,
Borges n'a plus l'inspiration de
Fictions ou de
l'Aleph, leur logique implacable, leur vertige de l'identité, leur réalisme magique. Les années 70 ne sont plus celles de Caillois, ami, poète et traducteur, mais celles de Pinochet, et j'espère que ce patronage n'influence pas ma critique. On y sent la recherche d'une complicité au travers d'un cynisme total, semé de perles.
Borges cadre ses homicides au plus juste, jouant d'une banalité trompeuse, faisant mine d'hésiter, de douter des faits ou de leurs sources, et cela bien que la mécanique de ses contes soit impeccablement enclenchée. C'est un livre habile et non plus inventif, qui s'adresse au connaisseur. Un florilège de sa nouvelle touche :
« Les chevaux, les harnais, le couteau à lame courte, les habits fastueux de samedi soir et l'alcool querelleur étaient leur seul luxe » (p 16).
« J'ai grandi dans le quartier de Maldonado, au-delà de Floresta. C'était un sale dépotoir qu'on a eu la bonne idée de combler. J'ai toujours pensé qu'on ne doit pas arrêter la marche du progrès. Enfin, chacun naît où il peut » (p 40).
« Juan Murana fut un homme qui déambula dans des rues qui me sont familières, qui sut ce que savent les hommes, qui connut le goût de la mort, qui fut ensuite un couteau, puis le souvenir d'un couteau et qui demain ne sera plus qu'oubli, l'habituel oubli » (p 72).
« Elle n'avait jamais été sotte, mais elle n'avait pas goûté, que je sache, aux joies intellectuelles ; du moins lui resta-t-il celle qu'offre le mémoire et ensuite celle de l'oubli » (p 80).
« Je présume qu'au ciel les bienheureux pensent que les avantages de leur situation ont été exagérés par les théologiens qui n'y ont jamais mis les pieds. Peut-être en enfer les réprouvés ne sont-ils pas toujours heureux » (p 95).