Jean-Yves Boriaud, n'en est pas à sa première biographie. Et avec ce
Léonard de Vinci, cela confirme le sentiment que j'ai déjà eu sur ces précédents ouvrages, il a créé un genre qui lui est propre un "sfumato biographique". Cela m'est apparu comme une évidence quand il évoque le sfumato littéraire.
Saisir l'insaisissable ;
Se lancer dans une biographie de
Léonard de Vinci, cela se résume à ces 2 mots.
On pourrait y ajouter Percevoir l'imperceptible ;
Tenter d'y voir l'invisible ou tout du moins tenter d'y donner corps
Ou de l'expliquer comme le démontre l'auteur au travers des diverses analyses, tant sur l'homme que sur son oeuvre, postérieures quelles soient fantaisistes, scientifiques, psychanalytiques auxquelles peut-être est-ce
Paul Valéry qui nous donne une réponse cinglante : " « Je crois […] que la méthode la plus sûre pour juger une peinture, c'est de n'y rien reconnaître d'abord et de faire pas à pas la série d'inductions que nécessite une présence simultanée de taches colorées sur un champ limité, pour s'élever de métaphores en métaphores, de suppositions en suppositions, à l'intelligence du sujet."
Car face à
Léonard de Vinci le biographe a de quoi hésiter :
- s'incliner devant le génie de celui que Michelet appelait « le frère italien de Faust », l'extravagante démesure de ses talents rendant futile toute tentative de contextualiser ses nombreuses activités ?
- Faut-il au contraire montrer qu'il fut tour à tour disciple d'atelier à Florence, ingénieur à Milan, artiste de cour à Rome ou à Amboise, et que, de 1452 à 1519, celui qui se définissait lui-même comme « fils de l'expérience » ne cessa jamais d'être fils de son temps ?
Car
Léonard de Vinci, est-il protéiforme ou polymathe ?
Procrastinateur ou perfectionniste ?
Il est tout à la fois ingénieur militaire, ordonnateur des fêtes princières, peintre, inventeur, anatomiste, philosophe, etc...
Capable de peindre seulement 22 tableaux mais de produire d'innombrables dessins (à titre d'exemple rien que 1119 pages pour le Codex Atlanticus)
Et c'est bien ce que réussit l'auteur dans cette remarquable biographie, nous faire saisir ce Léonard au delà de tout jugement, replaçant chaque période de l'Histoire avec la vie de l'artiste. Nous le faisant redécouvrir par touches successives tel ce fameux sfumato de Léonard, cet art de noyer et voiler les contours, pour créer un effet vaporeux « sans lignes ni bordures, à la manière d'une fumée », cet art qui n'a rien d'un caprice esthétique mais s'appuie sur ce qui apparaît ici, malgré le désordre formel des notations, comme une science des contours : « Les bords rectilignes des corps sembleront brisés quand ils limitent un espace obscur qui reçoit la percussion de rayons lumineux. » Pour atténuer cette coupante impression et organiser un imperceptible dégradé, Léonard va donc superposer plusieurs couches translucides, d'une extrême finesse.
Tout comme sa vie et son oeuvre dès que l'on pense les cerner c'est pour mieux en voir les contours et les certitudes s'estomper.
Daniel Arasse dans son livre Histoires de Peinture disait "Il a peint la Toscane d'avant l'humanité" :
"Un soir j'ai eu une sorte d'illumination, peut-être une sorte de folie […] ; j'ai perçu que le paysage de la Joconde en arrière-plan, avec son lac très élevé et son val aquatique et marécageux dans la partie gauche, était pratiquement la prise en vue cavalière d'une carte de la Toscane que
Léonard de Vinci réalise en 1503-1504, et l'un des problèmes qu'il se pose dans cette carte est de savoir comment le lac Trasimène a pu jadis, dans un temps immémorial, expliquer les marécages du Val d'Arno, qui se trouve au sud d'Arezzo, en Toscane. On voit sur sa carte qu'il a dessiné un cours d'eau qui n'existe pas dans la réalité, allant du lac Trasimène au Val d'Arno. Ce qui m'a frappé, c'est de voir que la construction de la Joconde s'accordait pleinement à une réflexion cartographique et géologique de
Léonard de Vinci, si bien que le paysage représenté derrière elle, c'est la Toscane immémoriale, celle qui existait avant que l'humanité n'y crée la grâce de ce pays […]. Ce cours d'eau qui relie le lac Trasimène au Val d'Arno, c'est le sourire de la Joconde."
L'auteur de conclure brillamment son ouvrage en se demandant, en nous demandant :
" doit-on totalement désespérer d'un siècle qui continue à se demander avec angoisse si oui ou non le Salvator Mundi est de la main de Léonard et ce que peut bien cacher le sourire de Monna Lisa ?"
J'y ajouterai que je serais bien curieux de savoir quel regard Léonard porterait, s'il revenait, sur cette fascination qu'il exerce encore aujourd'hui...