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Critique de pjullien


Les rêveries d'un Rameau de la nuit.
Bosco, cette âme écrivant ?

La lecture est avant tout un cheminement hasardeux, où il faut se laisser aller à la beauté d'un titre, à l'oreille aussi, sa résonance dans notre imaginaire, tout autant qu'au bras attrapant au hasard un ouvrage sur l'étalage de la librairie. Aller vers le livre tout autant qu'il vient à nous, comme s'il recelait des pouvoirs magiques. le fait de lire réellement si l'on peut dire, ne se trouve pas tant dans l'action de l'oeil et de la main, du corps donc, sur une page contrainte, que dans le vecteur sensoriel ondoyant, cette sorte de vide invisible qui tournoie et fait vaciller l'oeil, la main et la page, le monde, tout à la fois.
Ma découverte du nom de Bosco est à la fois un hasard et une résurgence de l'inconscient. Je lus une première fois son nom dans l'ouvrage Poétique de l'espace de Bachelard : tout de suite, les extraits divulgués m'happèrent, m'époustouflant de style, cette puissance de l'insignifiant. Deux jours après, mon père, avec qui je ne parle que très rarement de lecture me dit : « J'ai parlé à un ami, il m'a dit que tu devais lire Henri Bosco. » Et c'est tout. Une simple phrase. Pourtant j'en étais désormais sûr, cet auteur deviendrait sans doute l'une de mes figures majeures. Une conviction inébranlable. J'achetai aussitôt cinq ouvrages de cet auteur, au hasard là-aussi : Un rameau de la nuit, Malicroix, Pierre Lampédouze, le Mas Théotime, Hyacinthe. (Je n'ai lu pour l'instant que les deux premiers, et une bonne part du troisième, livre tellement différent qu'il m'a amené à écrire cette note.) Bien que refusant systématiquement de lire la biographie d'un auteur pour ne pas être tenter par la psychanalyse, voire pire, le psychologisme de comptoir, systématique et tellement absurde tel qu'il est effectué à notre époque, je découvre malgré tout que ce cher Bosco est né en Avignon ; je suis vauclusien. Il est né en Avignon, 3 rue de la Carreterie, au sein ocre et protecteur des remparts papaux. 3 rue de la Carreterie ! Rue habitée par mon grand frère de nombreuses années pour ses études, rue empruntée par n'importe quel villageois débarquant dans la cité pour aller faire des courses ou boire un coup. Donc par moi, aussi. Et c'est bien sûr ! La plaque qui marque le lieu de naissance de l'auteur, je la vois, je l'ai lue de nombreuses fois, comme on lirait un prospectus, prospectus tellement habile qu'il graverait ses lettres au plus profond du cortex. C'est alors que tout revient ! Je suis pris d'un doute. Un sanglot me fait tressaillir. Je m'en vais vite fouiller les tréfonds de la bibliothèque familiale : je déniche un livre tout mâché par le temps et raturé, par le petit frère c'est certain, un livre que je n'avais pas ouvert depuis longtemps, vingt ans, et que j'avais complètement oublié : l'enfant et la rivière, d'Henri Bosco. Ce livre, pour sûr, je l'ai lu, mais impossible de me souvenir de quoique ce soit. Il touche à l'enfance, à des désirs et des émotions réprimés par l'adulte. Je n'ose l'ouvrir, je ne le lirai plus. Il y a sans doute dans ce livre que je n'ouvrirai pas, tout ce que compose l'oeuvre de cet auteur : l'enfouissement, l'inconscient, le hasard, l'enfance des sens, la rêverie.
Quelques jours plus tard, après un long temps de patience, je reçois les cinq livres par la poste. Pour commencer, ou plutôt recommencer, je choisis un titre : « Un rameau de la nuit » Quel titre ! Magnifique. Aussitôt je suis pris. Je le lis, étrangement très vite, alors qu'habituellement, j'ai une tendance tenace à l'extrême lenteur. Voilà. Ici, je n'en raconterai pas l'histoire en détail. Ce n'est pas lieu ni le but.
Cette succession de coïncidences, ces oublis, autant que ces résurgences du hasard et des profondeurs de l'inconscient me semblent choquants. Non pas sous un trait chamanique, non pas dans l'ordre de la destinée, mais choquants dans le sens qu'ils traduisent, décrivent, entourent parfaitement ce qu'est ce roman : une rêverie d'enfant, un voyage dans les fonds anciens des bibliothèques abandonnées, dans l'insignifiance des signes et des idées, des toutes minuscules choses tenus aux boucles du temps et à l'espace, aux pierres perdues et qui meurent, toutes ces choses de l'impalpable, de ce rapport du corps et de l'esprit à l'âme. Toute ma vie semblait avoir été dévolue à la lecture future de ce livre que j'allais dévorer en un instant. Mais n'est-ce pas là, le trait du temps, de toute la vie que de préparer l'instant d'après, qu'il soit futile ou magistral ?

Ce texte (provisoire) n'est pas à considérer comme une analyse factuelle. Il est lui-même issu d'une rêverie au sortir de la lecture d'un des ouvrages d'Henri Bosco. Ici nulle prétention de détenir la vérité, mais la seule nécessité d'écrire ce qui semble juste. Ici, il faudrait analyser de manière plus précise les cadres englobant les rêveries, les différentes phases qui font parvenir jusqu'au rêve. Peut-être y viendrai-je, plus tard.

Nul ne peut longtemps, je le crois, lire les rêveries d'Henri Bosco de manière purement consciente. Toujours, quand nous lisons d'autres livres, une pensée futile s'arraisonne ; à notre grand désarroi, nous décrochons et continuant à lire, nous perdons le fil en songeant à la liturgie des courses du lendemain et des tracas de la veille. Il en est de même des pages de Bosco, à la différence subtile, que lorsque l'on se réveille de celles-ci, à la faveur d'une fin d'un paragraphe ou d'un chapitre, il est impossible de se rappeler cette pensée futile, de se remémorer quelques raisons à ce décrochage : il n'y en a pas, d'extérieures à la lecture en tout cas. le fil, lui, n'est pas perdu. Ici nulle frustration, mais un bonheur enveloppant, une somnolence ouatée, un réveil doux et molletonné. Henri Bosco, de par la magie de son écriture (dont je me garderai l'analyse) dételle la lecture à la raison, pour l'arrimer à l'inconscient. Dans une mise en abîme magnifique, le lecteur devient alors le rêveur songeant le rêve dépeint par le narrateur-rêveur, rêve sans doute aussi "halluciné" par l'auteur lui-même. L'oeuvre de Bosco, c'est un monde entier et insécable qui nous pénètre - nulle possibilité de sortie ! - : l'univers fluctuant, étrange mais tranquille du premier sommeil, cette phase paradoxale, où s'endorment les facultés, où somnole la compréhension, mais durant laquelle le cerveau est plus que jamais à vif. Chez Bosco, c'est un sommeil dans lequel les yeux roulent les paupières grandes ouvertes. Un sommeil contemplatif. Ce ne sont pas les hommes qui rêvent, mais comme pourrait l'écrire l'auteur lui-même, ce sont leurs âmes.
Nous pourrions sans doute appuyer sur le thème de l'oubli dans sa littérature. Car comme après tout sommeil, le réel apparaît et au levé, les rêves s'effacent (la distinction entre réel et rêve est, je le crois, de toutes les manières, factice, illusoire, c'est une des grandes facultés de l'art de Bosco que d'en abolir la frontière). Comme le sommeil qui est un monde absolu et clos dans lequel nous pénétrons et aussitôt que nous en sortons, oublions, ou du moins en interprétons, témoignons, égratignons les rares indices qui nous l'ont fait percevoir (ces indices : le rêve, un rêve auquel le conscient applique des visages là où il n'y avait qu'ombre floutée, auquel le réel brosse des couleurs là où il n'y avait que contours noirs et blanches étendues.) le monde de Bosco s'oublie un peu dans les temps où nous ne le lisons pas – Voilà une nouvelle raison, autrement plus vivifiante que celle simpliste de la mémoire perdue, de mon oubli de l'enfant et la rivière. – Difficile de parler d'action, de retranscrire les rêveries, grande frustration de ne pas pouvoir les communiquer, les partager. C'est un monde solitaire. Il faut replonger, réengager l'inconscient, retrouver le fil de la lecture, et alors tout reprend sens, sans pour autant que l'on comprenne pourquoi. Quelle magie ! C'est simplement là. Nous y sommes. Nous lisons. Les rêveries reprennent. Nous redevenons des somnambules.
Cela a sans doute été un problème conséquent pour Henri Bosco. La peur a du être grande de perdre le lecteur au milieu de ces songes toujours étranges, toujours obscurs. Il faut que le lecteur résiste un petit peu au sommeil lourd qui pourrait le surprendre. Il ne doit pas non plus perdre le fil de l'histoire. S'il ne doit pas lire avec sa raison, il ne doit pas non plus se noyer dans les labyrinthes de la perception. C'est toute l'histoire d'un Rameau de la nuit : le danger qu'il y a à détacher l'âme du corps et de l'esprit, et de ne plus jamais revenir, de ne plus jamais faire synthèse. Bosco est conscient de ce danger. Ce livre en est une mise en garde : à trop pénétrer la ouate de l'imaginaire, l'homme se perd. Voilà bien une définition de la folie, mais une folie douce, tranquille, heureuse. Malgré tout Bosco veut préserver son lectorat de celle-ci, tout lui en transcrivant le goût, l'odeur, les sons. Comment s'y est-il pris ?
Un indice, un témoignage de ma conscience dans l'inconscient de cette lecture, m'a quelque peu perturbé : la répétition. Dans un Rameau de la nuit, des mots reviennent sans cesse : âme, arrière pensée, net, hallucination, etc. La langue de Bosco est pourtant superbe, riche, mais là, nous le sentons, c'est l'urgence, il faut aller vite, il faut rattraper sa mémoire qui défaille toujours, c'est un combat acharné entre l'homme et le souvenir, alors des mots reviennent, se disputent, on les écrit, on n'a pas le temps ni le choix, il faut écrire avant que la mer ait définitivement monté sur les mots. Alors la question peut se poser : pourquoi lors de la correction, de la relecture, ces mots-là n'ont-ils pas été corrigés, remplacés ? Pierre Lampédouze, pour ne citer que lui, premier roman, fait la démonstration éloquente du vocabulaire, de la qualité stylistique, de la richesse de l'auteur. Pour autant, dans ce même livre, ce sentiment de rêverie bien que parfaitement écrit, est moins puissant. On a l'impression que c'est une maîtrise naissante d'une mécanique en devenir mais pas encore pleine et aboutie comme c'est le cas dans un Rameau de la nuit.
J'avance une idée : Bosco sait parfaitement ce que va provoquer sa lecture : l'entrée dans un monde rêvé. Bosco connaît cette magie. Il construit lui-même les portes de ce monde. Il choisit la qualité de la pierre, quelle mélodie doit happer le lecteur, quelle qualité de grain doit venir éprendre l'espace : suffoquant ou au contraire voluptueux, léger... Il engage le lecteur sur la voie du rêve et décide de tout. L'idée qui est la mienne n'est pas issue d'un décompte fastidieux de ces répétitions, mais de la désagréable sensation qu'ils ont provoquée en moi. Ces mots répétés seraient des îlots de conscience auxquels le lecteur pourrait s'accrocher un peu, reprendre souffle, et replonger aussitôt, plus profondément. Cette désagréable sensation ? C'est Henri Bosco lui-même qui, avec une aiguille, « pique » le dormeur. Voilà le réel, nécessaire mais douloureux, qui secoue le rêve, un petit peu, juste un petit peu. Cette mécanique ressemble étrangement à celle qui nous surprend au moment de s'endormir : cette sensation de chute ou ce violent tressautement du corps, ce rappel du cerveau aux nerfs que ce n'est pas la mort qui nous attend, mais la vie, autre, ailleurs. Ces mots sont les fils du corps à l'âme.
Quelle immense maîtrise de Bosco si cette théorie s'avère juste ! Pour comprendre les âmes, il faut avoir cheminé longtemps le long de leurs routes, et sans doute en avoir été une soi-même, ce qui est toute l'histoire d'un Rameau de la nuit : l'âme d'un mort s'accaparant le corps et l'esprit d'un vivant. Bosco, cette âme écrivant ?
Paul Jullien

BOSCO Henri, Un rameau de la nuit, Editions Gallimard, Collection Folio, Première édition chez Flammarion, 1950, Réédition 2002, 509 pages.
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