Mes remerciements iront tout naturellement aux Éditions du Seuil et à l'équipe de Babelio qui m'ont permis de découvrir ce livre par l'intermédiaire d'une masse critique privilégiée. Noël avant l'heure....
C'est un petit livre d'un peu plus de 150 pages , une sorte de petite gourmandise qui ne livre pas immédiatement ses saveurs .Enfin , pour moi , puisque , je l'avoue , il m'a fallu deux lectures pour en apprécier vraiment le parfum . L'héroïne, Louise , est jeune , brillante , et elle a fondé une agence de communication qui l'amène à fréquenter des gens parfois fantasques , tel , par exemple , son boy- friend, Vincent . Pourtant , autour d'elle gravite aussi une foule de " copains " fidèles qui vont l'aider dans une démarche originale , récupérer des carpes disséminées de ci , de là dans les plans d'eau des parcs parisiens par son père récemment décédé , et menacées par des " prédateurs " avides de gains puisque ces carpes se distinguent par leur beauté et leur rareté......Un hommage au père , une drôle d'aventure dans un monde qui , lui , n'a plus rien de très drôle, un " retour " vers les origines pour Louise et son frère Thomas , une sorte de joli conte moderne , une galerie de portraits originaux , bref , un bon moment de lecture . C'est bien écrit , un mélange poétique de réalité quotidienne mêlée à des événements quelque peu " fantasques " , un bon moment d'évasion où drame et humour se côtoient dans un " patchwork" de couleurs digne des plus beaux spécimens de carpes rencontrés. Il n'y a sans doute pas de quoi en rester " muet comme une carpe " mais c'est un livre qui séduira, c'est certain , des lecteurs sensibles au respect des transmissions , même les plus ....étonnantes ... Et découvriront par là- même comment une addiction originale peut être le fruit d'un mensonge mal assumé .
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Par goût du manque, il avait passé sa vie à arrêter : l'ivresse des apéritifs, l'exaltation de la cigarette, la consommation du sucre puis celle du gras, et la douce adrénaline des disputes. Comme tous les grands sceptiques, il aimait les débuts et les fins d'histoire, les naissances et les effondrements. Il se nourrissait aux comptoirs des bars, se lavait au hammam, marchait dès l'aube vers les parcs pour surveiller ses Koï, lire et fumer un cigare les soirs de beau temps. Il vivait dehors avec ce que les Japonais appellent le hinkaku, la prestance des carpes. Cette façon d'évoluer avec grâce entre deux eaux, d'envahir l'espace de sa présence douce et altière. Il se réchauffait au coin de la ville dans le crépitement des évènements.
INCIPIT
Louise traversa le Palais-Royal, énumérant ce qu’elle pouvait repousser au lendemain : ne pas écrire le communiqué Morel, ne pas aller chercher le chèque chez Emmanuel, ne pas aller au bureau en fin d’après-midi. Elle quitta la symétrie sans surprise du jardin à la française, puis ralentit devant la terrasse du Nemours, distraite par un couple de voyageurs entamant une carafe de vin au petit déjeuner, sans égard pour le fuseau horaire local. Elle attrapa la rue Saint-Honoré et força le pas vers le seul rendez-vous qu’elle ne pouvait annuler, face au Ritz, au dernier étage d’un hôtel particulier où s’empilaient joailliers et banquiers d’affaires. Qui avait envie d’habiter un endroit pareil ? À part Stan ? Quelques cartons encombraient le palier. Louise ouvrit la porte sur un étrange silence un jour d’emménagement. Afin d’alléger les charges du studio, Stan s’était résolu à accueillir « temporairement » ses cinq derniers salariés chez lui. Un assistant, une comptable et trois designers s’installaient dans le vaste salon, reléguant la star dans sa chambre. Elle croisa le regard de Paul, Il est là, confirma l’assistant d’un coup de tête, puis elle vit les visages congestionnés de l’équipe, dont la bonne humeur venait d’être soufflée par une colère du patron. Louise inspira. Parler la première, ne pas se laisser entraîner dans une séance de conception sans queue ni tête, finir le dossier Caville, caler la conférence de presse et encaisser les honoraires en retard.
Elle poussa la porte, Stan la cueillit avant qu’elle n’ouvre la bouche :
– Salut, professeure Xavier. Tu es en avance, on avait dit neuf heures et demie.
– Bonjour, Stan. J’avais noté neuf heures. Peu importe… Donc aujourd’hui on se fait un petit jeu de questions-réponses, je dois finir le dossier de presse Caville. Je pars à Milan après-demain rencontrer la nouvelle rédactrice en chef du T Mag pour son cocktail d’ouverture. (Puis, sans respirer :) Tu as passé un bon week-end ? J’imagine que c’est un peu contraignant, cette histoire de déménagement. On se met où ?
Il écoutait en battant l’air du front comme un monteur de cinéma équipé de ciseaux imaginaires, obsédé par les blancs, prêt à tailler dans les dialogues.
– On avait dit neuf heures et demie, reprit-il. On ne cale rien pour l’instant, j’ai dit à Caville d’aller se faire foutre, les protos étaient pourris ; ce débile de Raynard n’a encore rien compris, et maintenant il me parle d’un bouchon recyclable ! Du design pensé pour être mis à la poubelle… quelle ambition ! Je ne veux plus parler à ces crétins du marketing. (Il dégagea sèchement la mèche noire qui lui barrait l’œil.) Assieds-toi, j’ai une idée de dingue. Écoute : on va installer une collection d’art contemporain dans un jet. Un musée dans les airs. Un avion pour cinq six personnes. Un musée privé qui fera des allers-retours Paris-New York, tu vois la puissance du truc ?! (Ses pupilles voilées par le mauvais sommeil brisaient la douceur asiatique de son regard.) On va démarcher les Saoudiens : j’ai rencontré un type ce week-end sur la place, il a accès à la famille royale, je te le présenterai. Vas-y, prends des notes, je te raconte.
Il alluma une cigarette, souriant de sa diversion, certain d’embarquer une fois de plus son interlocutrice loin des problèmes qu’il venait lui-même de créer. Depuis des mois, chaque idée de Stan était un caprice tracé dans la fumée, dont l’archivage était confié à Louise. Elle ravala son exaspération et s’assit au pied du lit avec un sourire blanc.
– Stan, tu as dit au seul client qui te doit encore de l’argent d’aller se faire foutre ? C’est le huitième prototype ; ils ne peuvent pas se tromper à chaque fois !
Il allait et venait de la terrasse à la chambre, attendant de s’approprier à nouveau la conversation.
– Stan, tu ne veux pas finir ce flacon ?
– Si, on va le finir, mais ils sont nuls ! Et je me fous de Caville. Ils ont besoin de moi, pas l’inverse. On va faire un coup énorme avec les Saoudiens. Je te parle de plusieurs millions ! Je te raconte…
– Stan, je ne veux pas plusieurs millions dans deux ans, coupa Louise, je veux mes honoraires le mois prochain.
Elle contint sa colère pour reprendre plus doucement :
– Il faut que je file. Tu vas prendre ton téléphone, rattraper le coup avec Raynard ; on se voit à mon retour.
Il tournait autour d’elle comme un vison en cage, démangé par la frustration, les bras plaqués au corps pour éviter les meubles, tandis que son visage dodelinait pour dire non à l’évidence. Elle quitta la chambre, fit une moue dépitée en direction de Paul, dessina d’un doigt « On s’appelle plus tard » et prit l’escalier pour défouler son agacement. Dehors, elle prévint le bureau : « On ne cale pas la conférence Caville, oui, je sais, les honoraires vont avoir du retard, on va se débrouiller, je passe demain. »
Elle traversa la place de la Madeleine, longea l’ambassade américaine, avala une bouffée d’air minéral et se calma. Stan la rappellerait dans deux heures ou dans deux jours pour continuer la discussion comme si de rien n’était. L’ego de ses clients avait beau être la matière première dont elle vivait depuis dix ans, chaque caprice, chaque revirement, chaque facture impayée était désormais un coup de pique qui l’obligeait à baisser la tête et sapait un peu plus son amour-propre. Elle laissa la Concorde derrière elle, se mit dans le sens du courant et suivit la Seine jusqu’au Grand Palais.
Un camion entrait en piste sous la nef de verre, guidé de la voix et du geste par un régisseur, tandis qu’une dizaine d’autres véhicules patientaient pour décharger leur cargaison. Elle dépassa le pavillon théâtral et tendit le cou jusqu’à apercevoir un petit bassin en contrebas : une oasis avec sa cascade artificielle, creusée dans la berge comme un bénitier, plantée d’une végétation assez touffue pour avoir l’air sauvage. Elle descendit quelques marches sous un portique en trompe-l’œil patiné de mousse et s’approcha d’un pas de chasseur dans l’espoir de surprendre le sursaut d’une grenouille ou le départ d’un canard. Mais pas un claquement, pas une onde ne vint troubler le volume d’eau inhabité.
– Bonjour, Louise.
Elle reconnut le jeune homme aux bottes de caoutchouc rencontré quelques semaines plus tôt à l’enterrement de son père ; une voix douce avec un léger accent du Sud-Ouest.
– Bonjour, Mehdi. Vous vouliez me voir ?
– Oui, je voulais vous dire, et aussi à votre frère… (Son corps se tortillait de timidité sous le regard pourtant amical de Louise.) Je vais bientôt retourner chez moi. À Montauban. On m’a proposé un poste, la même chose qu’ici, les jardins. Je ne vais plus pouvoir m’occuper des poissons de votre père.
Elle l’invita à marcher le long du bassin en baissant la voix, intriguée :
– Je ne savais pas que vous l’aidiez. Mais il est vrai que le caractère illégal de cette activité l’obligeait certainement à garder le secret sur l’identité de ses complices, ajouta-t-elle en forçant le sérieux.
Le jardinier municipal s’autorisa un sourire.
– J’étais une sorte de complice alors, si vous voulez. Je jetais un coup d’œil quand je passais, je les nourrissais quand votre père s’absentait – elles n’ont pas tout ce qu’il faut dans ces mares parisiennes. Et à l’automne nous les mettions à l’abri des hérons.
Louise regarda Mehdi, puis le bassin vide, sans comprendre.
Monument. Historique. Les deux mots cousus ensemble scellaient une promesse d'éternité. Cette cathédrale ne pouvait partir en fumée comme un immeuble de quartier. Louise leva les yeux sur la salle de bal atone. Américains, Italiens, Danois, ils étaient tous venus, viendraient, reviendraient ou rêvaient de venir dans cette ville dont les Parisiens avaient la garde. Paris n'était pas un assemblage de rues, de bâtiments, de monuments et de quartiers, mais une héroïne de roman, dont on ne pouvait toucher un cheveu sans mettre le monde à son chevet.
Anthony van den Bossche nous entraîne dans un récit un peu loufoque, mené tambour battant, à travers Paris et jusqu’au Japon. C’est l’histoire d’une sœur et un frère qui viennent de perdre leur père et se retrouvent avec un curieux héritage, une collection de carpes dites Koï, belles et rares, disséminées en toute illégalité dans différents bassins parisiens.
Louise mène déjà une vie à un rythme effréné avec sa petite agence de communication, aux prises avec un client, designer célèbre et capricieux. Elle supporte aussi un amant extravagant, pas forcément indispensable. Elle est proche de son frère, qui souffre de misophonie et vit retranché du monde dans son appartement. Voilà qu’en plus il lui incombe de retrouver ces carpes japonaises qui valent un prix d’or et peuvent attirer bien des convoitises. Avec son frère et une bande de copains fidèles, ils vont tenter de les récupérer et de les réunir.
D’une écriture vive et rythmée, l’auteur met en scène leurs tribulations parfois burlesques qui ne seront pas de tout repos. Les descriptions de Paris sont belles, très visuelles et donnent envie de déambuler dans les rues, du Parc Montceau à l’île Saint Louis, de prendre un café à la terrasse du Nemours. Il y a de l’évasion dans l’air, de la tendresse, de la douceur et de l’humour au beau milieu de l’agitation parisienne. Les personnage secondaires sont esquissés avec sympathie. Il y a notamment Mehdi, le jardinier complice du père, pour qui les Koï n’ont pas de secret, il connaît leurs noms, Chagoï, Tancho, Garomo… Il les reconnaît à l’harmonie de leurs couleurs, aux motifs uniques sur leurs écailles.
Suivre cette bande de Pieds Nickelés improbable sillonnant Paris la nuit de parcs en jardins pour récupérer une collection de carpes précieuses est une véritable aventure qui rebondit au gré des imprévus et des surprises. Et cette histoire familiale peu banale, racontée par des allers retours entre passé et présent, entre souvenirs d’enfance et vies adultes pas toujours évidentes, avec ces carpes qui agissent comme un legs émotionnel, se révèle touchante. Comme l’est Louise qui n’aura de cesse de sauver cet héritage insolite quoiqu’il arrive.
Cette balade originale dans Paris, véritable «héroïne de roman», l’hommage au père disparu que ses enfants découvrent sous un tout autre jour, la poésie japonaise qui imprègne le récit avec l’histoire originelle de ces carpes précieuses donnent à ce récit une tonalité bien agréable. Un joli moment de lecture !
Ernesto bombardait le jeune homme de questions, tandis que le père de Louise s'était résolu à l'ignorance, laissant la végétation, l'architecture, les corps et les voix se fondre dans une même masse impénétrable, habitée par une magie qu'il avait peur de rompre en posant des questions d'anthropologue ou de comptable. Ne pas comprendre, c'était conserver la beauté alchimique de cette nature recomposée pour l'œil.