Madame de Saint –Sulpice/
Alphonse Boudard
Blandine, jadis Marie-Gertrude, célèbre maîtresse d'une maison de passe à l'ombre des tours de l'église Saint-Sulpice à Paris, dont les murs sont propriété de l'Archevêché, est en fin de carrière tout comme les maisons de tolérance qui à la suite de la promulgation de la loi
Marthe Richard le 13 avril 1946, verront bientôt aboli le régime de la prostitution réglementée qui valait depuis 1804. La curiosité, mère de tous les arts, pousse
Alphonse Boudard, vingt et un an, en ce jour du début de l'année 1946 vers ce lieu « de perdition » où les curés en mal d'amour viennent commettre les péchés de la chair, en lousdoc bien entendu : ils passent par la petite rue derrière ! Aussi cette maison est-elle appelée « L'abbaye » par les initiés. Pour Boudard, c'est une évidence, il y a un parallèle indéniable et troublant entre le bobinard et le couvent : la maquerelle est une sorte de Mère supérieure, « d'ailleurs, au XVIIIe siècle on les appelait des abbesses. »
En un vocabulaire imagé et riche d'un argot bien trempé, Boudard nous fait pénétrer dans ce monde de velours et de glaces sans tain, de tentures et meubles rococo, peuplé de belles hétaïres évoluant dans un climat presque religieux. Bordel oblige ! Notre Alphonse n'a pas l'habitude d'enquiller dans des taules pareilles ! Il est intimidé face à la prestance de Blandine qui le reçoit, une femme de quarante cinq ans qu'on dirait presque sortie de la messe de onze heures après avoir posé son missel. Seulement, après les présentations, il s'avère que notre jeune homme manque de biffetons. Alors pas de belle péripatéticienne pour lui accorder certaines privautés.
Un demi siècle plus tard, la rencontre de Boudard avec le commissaire Beaulieu avec qui il a sympathisé depuis des lustres, lui vaut d'être mis dans la confidence : le commissaire s'est vu confié naguère par Blandine, une de ses indic, ses mémoires en plusieurs tomes manuscrits. La réputation sans doute surfaite de Boudard d'être un thuriféraire du proxénétisme lui vaut de la part du commissaire de se voir offrir les mémoires de Blandine, cette très digne vieille dame sachant cultiver le patrimoine de la luxure, pour en faire un livre. Et Boudard de s'écrier : « C'était une sacrée surprise les cahiers du commissaire Beaulieu. J'y avais rendez-vous avec Madame Blandine, la dame de Saint-Sulpice dont j'avais entrevu le bouclard en 1946. Cette villa où seule la vigne qui recouvrait la façade était vierge. » La lecture des écrits de Madame Blandine vaut quelques sueurs à Boudard, « de la braise qui vous réchauffe le coeur, du moins l'estomac, et le sexe…la grosse bébête qui monte ou la minette qui mouille… » Seulement pour narrer les pires scènes de dépravation, Madame Blandine usa d'un style désuet et ampoulé avec la métaphore rose chrétienne…loin du style d'aujourd'hui où « la littérature a ouvert toutes grandes les portes aux expressions les plus crues, les plus sauvages, où la moindre péronnelle des Beaux Quartiers éructe de la fiente pour être au goût du jour. » Ipso facto Boudard se voit contraint de revoir le style afin de nous offrir un récit de son cru.
Il découvre alors dans les lignes de Madame Blandine une époque révolue, début de siècle, troisième république, une époque où « la publicité qui conditionne les bipèdes pour les brosses à dents, les déodorants, les tampax-haleine-fraîche..c'est classe! n'existait pas! caltez minables ! Soyez au festin à distance respectable, par télévise interposée. »
La jeunesse de Marie-Gertrude ne fut pas une sinécure et de confessionnal en échoppe glauque, de petit michetonnage en tapin professionnel, elle va faire moult rencontres auxquelles elle accorde, contre quelques fafiots, toutes privautés annonciatrices de sa destinée, toutes narrées avec délice par Boudard à partir des notes de Madame Blandine, rencontre effrayante à posteriori avec Landru qui lui fera connaître son premier orgasme, ou l'aviateur Guynemer, la classe, à la veille de perdre la vie en plein ciel. Sans compter les cardinaux et autres abbés dont l'un, le premier venu en fait, la fit participer à l'effort démographique. le petit têtard prénommé Matthieu fut confié à une famille de paysans ce qui coûta nombre de sacrifices à Marie-Gertrude.
D'amours saphiques en aventures multiples, visite régulière de l'acteur
Michel Simon, Madame Blandine fait prospérer son claque d'une main de fer dans un gant de velours, sans inhibitions d'aucune sorte et les talbins et autres lingots s'empilent dans un coffre à Genève. La Guerre venant, nous sommes alors en 1940, après avoir « barboté » dans les eaux les plus troubles et même l'eau bénite, elle s'accorde un bain de jouvence dans les eaux du Rhin en la personne de Hans, un bel officier allemand qu'elle emmène au septième ciel et qui devient son amant tandis que la Wehrmacht règne sur Paris. Cette liaison lui vaudra de sérieuses inquiétudes.
En 1946, l'Abbaye ferme et Madame Blandine prend sa retraite bien méritée.
Un remarquable ouvrage passionnant de bout en bout.