Ils m'ont fait entrer dans une pièce sombre et humide. Ils n'avaient pas forcément un air à fêter le réveillon de la Saint-Sylvestre. J'ai senti qu'il faudrait jouer serré avec eux. Un seul de mes geôliers est resté pour l'interrogatoire.
- Alors c'est vous le fameux Berni ? Celui qui amuse la galerie le mercredi sur Babelio ?
- Oui Monsieur.
- Appelez-moi capitaine, je vous prie. Que faisiez-vous dans la nuit du 1er au 25 décembre ?
- J'étais en Laponie, monsieur le divisionnaire.
- Où en Laponie ?
- Précisément avec Joulupukki.
- C'est qui celui-là ?
- C'est l'autre nom du père Noël, en finnois, monsieur le substitut.
- Jouez pas au plus fin avec moi.
- Oui, mon père.
- Et que faisiez-vous avec Joulupukki ?
- Je jouais du ukulélé.
Je sentais qu'il allait perdre son calme si cet interrogatoire continuait. Il fallait que je sorte de ce mauvais pas... L'homme s'est levé et a commencé à tourner autour de moi d'un air menaçant.
- Vous savez au moins pourquoi vous êtes ici ?
- Non, mon brave. J'aimerais connaître le chef d'accusation.
L'homme est revenu vers son bureau et a appuyé sur la petite touche d'un interphone : « Faites entrer le chef d'accusation. »
Le chef d'accusation est entré et a lu le réquisitoire d'une voix monocorde. « Berni_29, lecteur de son état, présent dans le groupuscule Babelio depuis 4 ans où il dévoierait les élèves d'une classe de CE2 tous les mercredis matin. En outre, il écrit des critiques subversives.
- Et primesautières aussi, si je puis me permettre, monsieur le caporal-chef.
- N'interrompez pas l'accusation je vous prie, répliqua mon interlocuteur principal, les charges contre vous sont déjà suffisamment graves. Veuillez poursuivre, chef d'accusation...
- Vous êtes accusé d'avoir lu d'une traite le récit qui s'intitule
Père Noël, Inc. d'un certain Bouffanges sans respecter l'Avent.
- Avant ? Mais avant quoi ?
- le calendrier de l'Avent. Il y a 25 chapitres et chaque chapitre doit se lire l'un après l'autre, un par jour jusqu'à Noël... Ne pas respecter cette règle contrevient à la loi.
Puis il s'est tourné vers le chef d'accusation.
- Merci chef d'accusation, vous pouvez disposer.
Il y eut un silence glaçant. C'était donc ça leur leitmotiv. Ils n'avaient donc pas grand-chose de solide contre moi. Et moi, au contraire j'avais toutes les bonnes raisons du monde d'espérer m'échapper de ce mauvais pas.
- D'ailleurs, vous n'êtes pas le seul. Deux autres personnes, une certaine Sylvie et un certain Arimbo, sont appelés à comparaître pour les mêmes chefs d'inculpation. On essaiera d'examiner s'il n'y a pas de complicité entre vous trois. Mais pour l'heure, qu'avez-vous à dire pour votre défense ?
Alors j'ai parlé tranquillement, je m'en suis tenu aux faits, strictement aux seuls faits.
Si je n'avais pas eu le temps de lire chapitre par chapitre dans la nuit du 1er au 25 décembre, c'est que j'étais occupé à aider le père Noël, ou du moins à éviter un drame.
- Un drame, mais quel drame ?
- Une tentative d'OPA contre le père Noël. Et pour éviter cette OPA, un grand magnat de la finance, un certain Gabriel Whitaker, un vrai requin en affaires, ne trouve rien de mieux que de proposer au père Noël de s'associer dans une entreprise où tous les coups sont permis. Je me suis fait passer pour un auditeur de l'entreprise concurrente, je me suis rendu en Laponie. Et là j'ai découvert l'envers du décor, la noirceur des coulisses de Noël : un père Noël qui avait la tuberculose, des rennes dont la moitié avait la maladie de la vache folle, des usines polluantes, des jouets qui ne respectaient pas les normes de sécurité, mais surtout, surtout, des lutins âgés à peine de treize ans, exploités dans des conditions ne respectant pas les conventions de l'Organisation Internationale du Travail.
Mes rêves d'enfant se sont alors brisés. Où était la magie de Noël quand tous les coups étaient permis, entre campagnes de publicités racoleuses et mensongères et chausse-trappes entre concurrents sans foi ni loi... ? Où était l'enfant dans tout cela, ses désirs, ses étonnements, son besoin d'émerveillement
Alors j'ai décidé de prendre les rênes de cette histoire.
- Les rennes ? Mais pour quoi faire ? N'étaient-ils pas déjà malades ?
- Je voulais faire renaître la magie de Noël, même si au fond de moi je n'y croyais plus depuis des lustres.
Je dois vous avouer que je n'ai pas attendu ce conte lucide et grinçant de Bouffanges pour m'en convaincre... Je n'ai pas attendu de me rendre chez Joulupukki et voir l'envers du décor pour me faire une opinion...
Mais voilà ! Je viens de prendre une claque, je viens de rire jaune dans cette manière qu'a Bouffanges de dénoncer sur un ton truculent et merveilleusement impertinent les miroirs aux alouettes, les faux-semblants, les aberrations de notre société, la folie mercantile de notre monde, où chaque Noël qui vient apporte encore plus son lot de peine, efface encore un peu plus à chaque fois la capacité des enfants à rejoindre l'étonnement et l'imaginaire...
L'homme s'est alors levé, s'est approché de moi. Je n'avais plus envie de me défendre, je n'avais plus la force de me battre... Il m'a fait me lever, je n'avais plus peur... Il m'a amené vers la fenêtre, l'unique fenêtre étroite de la pièce où la lumière d'un pâle soleil d'hiver venait se déverser...
Alors il s'est mis à chanter en posant son bras sur mon épaule :
♫ Prendre un enfant par la main
Pour l'emmener vers demain ♬
♫ Pour lui donner la confiance en son pas
Prendre un enfant pour un roi ♩ ♩ ♩
Le chef d'accusation est alors entré précipitamment dans la pièce pour annoncer : « capitaine ! ô mon capitaine ! les deux détenus prénommés Sylvie et Arimbo se sont évadés. »
Mon interlocuteur a fait comme s'il n'entendait rien. Alors il a continué de chanter d'une voix émue en me serrant fort contre lui comme pour me protéger :
♫ Prendre un enfant dans ses bras
Et pour la première fois ♬
♫ Sécher ses larmes en étouffant de joie
Prendre un enfant dans ses bras ♩ ♩ ♩
Nous avons alors vu un traîneau traverser le ciel, tiré par quatre magnifiques rennes et depuis ce traîneau Sylvie et Arimbo nous ont salués d'un geste amical et empli de chaleur.