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Critique de Erik35


AU ROYAUME DES «BEAUX DOUX» SIRES ET DES PUCELLES MAGNIFIQUES !

On ne pénètre jamais impunément en la vaste forêt du vénérable - et pourtant toujours tellement vivant - cycle du Roi Arthur et de ses chevaliers de la Table Ronde. Y jeter un jour un oeil curieux, peut-être encore un peu intimidé, et c'est fort probablement pour jamais que vous accompagnerez ces mots à vos songes plus ou moins éveillés.

Cependant, les passeurs sont nombreux - presque innombrables - lorsqu'ils ne sont pas tout bonnement non nommables, ne s'étant pas avisés de laisser leur insigne patronyme à la postérité. Bien entendu, le lecteur assidu aura en mémoire quelques noms, au rang desquels Chrétien de Troyes - le grand (re)créateur - ou encore Robert Wace - un fondateur un peu oublié aujourd'hui - , Geoffrey de Monmouth - pour les "racines" hagiographiques - sans oublier Robert de Boron sans qui l'enchanteur Merlin n'eut peut-être pas pris autant de place dans la légende.

Cependant, si l'historiographie a pu retenir ces noms et quelques autres encore, il existe, à côté de ces premiers "romans", nombre de pages méconnues mais pourtant essentielles consacrées au Roi légendaire le plus célèbre de toute la littérature européenne, à Guenièvre, sa reine magnifique et ambiguë et à ses preux chevaliers, tous rassemblés en une seule mais protéiforme geste autour de la célèbre Table Ronde, autour de laquelle nulle préséance ne peut exister. C'est ce que l'on appelle communément la "vulgate" et, il faut bien le reconnaître, à moins d'être un spécialiste ou un passionné acharné, ces pages d'un intérêt évident mais aux qualités stylistiques très inégales (sans même rappeler que tout ceci fut écrit dans une langue, source de notre français, tellement éloignée de la notre qu'à moins de l'avoir étudiée, il est à peu près impossible de la comprendre sans risque de mauvaise interprétation... ou de lassitude) ont tout pour refréner les appétits de savoir du lecteur dilettante. Aussi, certains auteurs, mieux rompus que d'autres à l'art du résumé, de la compilation ont pu donner toute mesure à leur capacité et, parfois, à leur génie. Il en est ainsi de l'anglais Thomas Mallory qui, selon la légende, profita de quelques années dans les geôles anglaises pour composer son fameux "Morte d'Arthur", composé bien plus tardivement que la plupart des textes majeurs précédents (dans la seconde moitié du XVème siècle tandis que la plupart des précédents importants sont des XIème et XIIème siècles) mais dont le projet aussi colossal que superbement exécuté rendit possible à nos voisins britanniques de maintenir beaucoup plus présente et vivante que chez nous - jusqu'à ces dernières décennies - la grande aventure des chevaliers de la Table Ronde.

Hélas, il n'en fut pas de même dans notre pays où les romans de chevalerie sombrèrent peu à peu dans l'oubli quand ils n'étaient pas plus tristement victime d'une forme de mépris définitif, ne bénéficiant guère que de mauvais résumés destinés aux jeunes filles et ne contant plus guère que d'insipides bluettes ou de fades aventures de chevalier des anciens temps. Ainsi, à partir de la Renaissance mais plus encore au XVIIème et XVIIIème siècles la "matière de Bretagne" disparut-elle presque complètement des mémoires et même de la plupart des bibliothèques de lettrés. le XIXème siècle fut celui de la redécouverte mais il lui manquait encore - malgré quelques tentatives maladroites - un compilateur tout à la fois sérieux et talentueux, ce dont le XXème siècle à venir serait riche. Jacques Boulenger, ancien élève des Chartes, fut incontestablement le premier de ceux-là qui permit, dès 1922, de lire enfin une histoire aussi complète, exhaustive, lisible et respectueuse des textes d'origine que possible.

Ainsi, sous sa plume certes sélective, forcément sélective lorsqu'on compte que les milliers de pages, en prose ou en vers, écrites par nos aïeux se trouvent réduites à quelques cinq cent, certes denses mais tout de même, nous voici en compagnie du mystérieux enchanteur Merlin, du juste et débonnaire roi Arthur, de l'amante terrible Guenièvre, de la dame du Lac, de Morgane la maudite (qui apparaît d'ailleurs assez peu dans cette version), de Gauvain l'intrépide, d'Yvain, de Lionel, de Perceval, de Galaad, de Bohor, de Sagremor, de Galehaut à l'amitié stupéfiante, intense, profonde d'avec le plus grand de tous les chevaliers - mais aussi celui par qui le malheur arrive à la parfin - à savoir Lancelot du lac souvent surnommé le blanc chevalier, car c'est souvent de cette image de pureté, de débonnaireté aime souvent à l'écrire Jacques Boulanger, qu'il se vêt et surtout qu'il s'arme. Car c'est presque le roman de Lancelot que le compilateur moderne nous donne à lire, et cela n'est pas un pur hasard puisque le fameux "Chevalier à la charrette" ainsi que le nommera déjà Chrétien de Troyes occupe une place véritablement centrale dans notre moyen-âge littéraire français. Quelques mauvaises têtes aussi, bien entendu : le cruel Vortiger, Mélagant l'infâme, Mordred le fils caché et félon, ainsi que pléthore de géants, de chevaliers larrons, de rois mauvais et jaloux...

Malgré le risque que le lecteur d'aujourd'hui puisse être un instant rebuté, déstabilisé par cette écriture à l'apparente approche un rien compassée, guindée, légèrement sentencieuse et solennelle, une fois la surprise passée - et le léger travail sur soi, sur nos actuelles manières de raconter ou de conter -, il découvrira un style élégant, précis, rapide, qui revêt avec finesse les atours celui d'antan. Ces belles pages se saisiront ainsi pleinement de l'imaginaire du rêveur comme des attentes frénétiques du passionné d'aventures, de l'amateur de rencontres incroyables, de relations viriles ou d'amours dramatiques, car l'amour, qu'il soit d'amitié irréprochable et inséparable entre deux hommes, presque à la manière de couples (Lancelot/Galehaut - Yvain/Gauvain, etc) ou l'Amour pour la belle d'entre les belles y est un thème parallèlement aussi central que le peut être le glorieux fils du roi Ban de Bénoïc, le parangon de toute chevalerie digne de ce nom, le bel et intrépide Lancelot.
On oubliera ainsi que Merlin n'est pas aussi présent ici que dans des recréations plus contemporaine tel l'excellentissime L'Enchanteur de René Barjavel, que ces dames - Guenièvre, la Dame du Lac, la dame d'Astelot et surtout Morgane - n'y sont généralement présentes que comme subtils faire-valoir de ces messires, à l'inverse de ce que l'on peut en lire chez Marion Zimmer Bradley et ses populaires Dames du Lac qui eurent à leur première publication un retentissement mondial. de même, Arthur n'est il, au final, que le roi par qui tout le reste - quêtes, aventures, amour courtois, Graal, combats et tournois, fêtes parfois - peut advenir, tandis que sa geste n'intervient-elle qu'en introduction et en fin d'histoire, tandis que nombre des interprétations actuelles - c'est surtout le cas au cinéma - en font le personnage non seulement principal mais surtout omniprésent de cette incroyable "matière de Bretagne" dont on voit bien, à l'aune des interprétations, des créations ou recréations, des extrapolations ou des pures divagations parfois qu'elle est un creuset inépuisable, une fantastique machine à rêver, à fabuler, à conter. Mais aussi à dire le monde et l'humanité.

Quant à Jacques Boulenger, gageons qu'il aura réussi son très humble pari, sa «seule ambition [...] que [sa] version fournisse, au même titre que celle de Robert de Boron, quelques variantes à l'étude critique du Lancelot qu'on publiera en l'an 2923» ainsi qu'il l'avoue en conclusion de sa postface, les thématiques présentes tout au long du cycle arthurien, au fil des pages de cette geste chevaleresque de la Table Ronde, de la quête du Graal, d'amours courtoises bien souvent impossibles ou interdites étant rien moins qu'éternelles. Demeure, après presque un siècle de refondation, de réinterprétation, de réécriture du mythe, un excellent ouvrage digne de figurer dans les bibliothèques de tous ceux cherchant à retrouver un peu de la Légende originelle sans devoir y passer toute leur année de lecture. Quelques ébouriffantes et belles heures en compagnie de toutes ces belles dames et tous ces "beaux doux sires"...!
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