Parfois insérée dans les
Carnets d'un jeune médecin,
Morphine est une nouvelle quasiment autobiographique de Bougakov- à l'exception de la mort du héros, tragique et inéluctable, qui n'a heureusement pas été celle de l'écrivain.
Comme souvent quand
Boulgakov souhaite relater quelque chose de compromettant et de personnel, il se sert du procédé littéraire de l'insertion du journal intime dans le récit. La "mise en abyme" de ce récit dans le récit se fait ici au propre et au figuré, car il s'agit aussi d'une vraie descente en enfer.Dans les abîmes trompeurs et dévorants de la
morphine.
Le docteur Bomgard , en pleine guerre et troubles révolutionnaires , est transféré d'un district perdu au milieu des neiges et de sombres forêts nommé Gorielevo à un chef-lieu de canton, puis, enfin, à son grand soulagement, à Moscou!
En 1918, il est remplacé dans son trou perdu par un obscur docteur Poliakov, un ancien collègue de faculté, apparemment gravement malade, et qui sollicite de toute urgence, par lettre, son aide comme un dernier recours.
Tout à l' euphorie égoïste de sa nouvelle nomination, Bomgard diffère sa réponse à la confuse missive de son jeune collègue et est réveillé par l'annonce de son suicide. On lui fait parvenir le journal intime dudit Poliakov et il découvre la maladie de Poliakov: il est morphinomane, et a confié à son journal l'histoire rapide, brutale, terrible de son addiction.
Très vite, le lecteur est lui aussi "addict" à ce récit cru, intime, sans concession, tellement criant de vérité qu'on ne doute pas un seul instant que tous ces paravents, Bomgard, Poliakov, cachent un seul et même médecin:
Boulgakov lui-même, qui" tue" en le racontant, le médecin malade qu'il a été avant de devenir l'écrivain génial, ironique, puissant et courageux, auteur de
Coeur de Chien,
la Garde Blanche et
le Maître et Marguerite.
Boulgakov a tenu à publier ce récit difficile, l'a remanié plusieurs fois: cet acte de mort- et de renaissance- sonne avec un tel accent de vérité qu'on en reste abasourdi.
"Bref, l'être humain n'existe plus," note Poliakov dans son journal. "Il est hors circuit. C'est un cadavre qui s'agite, languit, souffre. Qui ne veut rien, ne pense à rien, sauf à la
morphine. de la
morphine!"
On mesure l'incroyable effort qu'il lui a fallu pour s'arracher aux bras de Sister
Morphine, pour mettre à distance ce personnage dévoré, hanté, blessé qui ne pouvait plus rien faire d'autre que penser à sa piqûre. Et pour enfin retrouver l'élan créatif, le désir vital à travers le miracle de l'écriture et la pratique de l'ironie.
Une longue nouvelle poignante et sidérante, qui m'a donné envie de relire tous les autres romans du maître, échappé par la force de sa volonté et celle de sa famille à cette "diablerie" d'un nouveau genre..