Dieu sait que je ne suis pas marxiste (on m'objectera que Dieu n'existe pas, et on aura en partie raison). Mais La Reproduction est une oeuvre capitale et indémodable, l'écriture mise à part. Bourdieu expose brillament l'existence de la "violence symbolique", c'est-à-dire le pouvoir des dominants (=le grand capital) qui assure sa domination par la servitude volontaire en imposant comme légitime un système de significations destiné à dissimuler les rapports de force qui sont les garanties de sa survie (de sa "reproduction"). le grand instrument de cette domination invisible, ce sont l'Instruction publique, les médias de masse et les grandes écoles qui inculquent à la population et aux serviteurs de l'"Etat" les réflexes et les catégories en dehors desquels il est impossible - et interdit - de penser, de parler ou d'agir. Un exemple: les émissions prétendûment de "débat" où des "intellectuels de télévision" sont invités pour cautionner le pouvoir en présentant de fausses garanties de "liberté de ton". Comme le dit Bourdieu: si vous n'êtes pas utile au pouvoir, on ne vous invitera pas à la télévision. Si vous passez à la télé, c'est - consciemment ou inconsciemment - que vous servez le Pouvoir.
Cette dictature du haut-parleur pour les "infuencers" (dirait-on aujourd'hui) et de l'édredon (pour les empêcheurs de diktater en rond) s'assure ainsi la collaboration du populo conditionné par l'école et imprégné de télé. Rien n'a changé dans les tactiques exploitées par le Pouvoir, excepté la NATURE de ce Pouvoir à cause de la mondialisation néo-libérale (à partir des deux chocs pétroliers, puis surtout des années 1990). La haute finance hors-sol pour qui "la France est un hôtel" a raflé ce qui appartenait autrefois à la bourgeoisie du capital national. Et donc, tout de même, il faut relever ce fait de signification historique: si Bourdieu en 1969 accusait implicitement les barons du Gaullisme issus de la Résistance, si Bourdieu en 1969 accusait les "grandes familles" dépositaires du capital national, du moins il faut reconnaître à ces acteurs de la vie publique que leur domination, tout en s'exerçant quelquefois MALGRE les désirs individuels ou locaux, ne s'exerçait jamais positivement CONTRE les intérêts vitaux de la population française... Et ceci, c'est un grand, un immense changement. On aurait tout intérêt à relire Bourdieu aujourd'hui pour secouer la fascination médiatique, casser le conditionnement suicidaire du "politiquement correct" et reprendre son destin en main. Eteignez la télé. Lisez Bourdieu!
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La notion la plus importante du livre me semble être celle-ci :
« la culture que l'Ecole a objectivement pour fonction de conserver, d'inculquer et de consacrer tend à se réduire au rapport à la culture qui se trouve investi d'une fonction sociale de distinction du seul fait que les conditions d'acquisition en sont monopolisées pas les classes dominantes »
Elle est illustrée par exemple dans la phrase suivante :
« l'opposition entre deux modes d'acquisition de la maîtrise verbale, le mode d'acquisition exclusivement scolaire qui voue un rapport « scolaire » à la langue scolaire et le mode d'acquisition par familiarisation insensible, seul capable de produire complètement la maîtrise pratique de la langue et de la culture autorisant les allusions et les complicités cultivées »
On voit sur ces deux exemples que ce livre n'est pas facile à lire, avec souvent des phrases à rallonge, caractéristiques du style Bourdieu, dans lesquelles on peut finir par se perdre. Heureusement Passeron, qui a un beau style, est coauteur (car non, ceci n'est pas un livre de Bourdieu, mais un livre de Bourdieu et Passeron !)
Un livre globalement très intéressant, mais on peut regretter un manque d'exemples pour illustrer plus souvent des phrases très générales qui peuvent se comprendre de plusieurs manières..
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[c'est plus un commentaire sur la théorie de Bourdieu qu'une critique]
Bourdieu insiste sur le fait que les dominants cherchent, via le dispositif scolaire, avant tout à défendre leur position. Il me semble qu'il néglige un processus de sélection interne entre dominants, visant à éliminer les plus faibles, dans une logique « spencerienne ». D'autre part, les fortunes qui ont le mieux réussi sur plusieurs générations semblent être plutôt celles qui ont délégué le pouvoir aux « meilleurs » dans l'absolu plutôt qu'au meilleur « intra-familial ». Ex : L'Oréal, Peugeot. Preuve par l'absurde : Lagardère, Lacoste. Même Michelin a fini par déléguer. La famille Mulliez semble fonctionner mais le nombre de générations est encore faible.
J'aurais envie de dire que le modèle sélectif filtre d'abord « les meilleurs des meilleurs », ce qui par effet de bord (« désirable » pour les dominants mais pas nécessairement prioritaire pour eux) rend d'autant plus difficile l'accès par l'ascenseur social aux plus hautes responsabilités. La barre est tout simplement trop haute pour être franchie en une seule génération.
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Un des premiers ouvrages de P. Bourdieu que j'ai lu et qui m'a profondément marqué. Il m'a sans doute aidé à me surpasser dans mes études.
C'est un ouvrage qui devrait être étudié au lycée ( au moins le thème) !
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L'Université française tend toujours à outrepasser la fonction technique du concours pour établir gravement, à l'intérieur du quota de postulants qu'on lui demande d'élire, des hiérarchies fondées sur l'impondérable des quarts de points dérisoires - et pourtant décisifs : que l'on songe au poids que le monde universitaire accorde dans ses estimations, souvent les plus lourdes de conséquences professionnelles, au rang obtenu dans des concours d'entrée passés à la fin de l'adolescence ou même à la qualité de "cacique" ou de "major", premier d'une hiérarchie elle-même située dans une hiérarchie, celle grandes écoles et des grands concours.
(p.142)
Evidemment, cette prudence rusée comporte aussi ses risques, comme en témoigne l'aventure de ce khagneux qui, ayant lu dans la chronologie « Krach boursier à Vienne », disserta sur le boursier Krach. Lorsque les professeurs plaisantent à propos de ces perles, ils oublient que ces ratés du système en enferment la vérité. Si l'on songe que l' « élite universitaire » a été formée à cette école et si l'on voit toutes les implications éthiques de ces exercices, on comprend tout un côté de l'homo academicus et de ses productions intellectuelles.
Enseignement 2016-2017 : de la littérature comme sport de combat
Titre : Introduction
Chaire du professeur Antoine Compagnon : Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie (2005-2020)
Cours du 3 janvier 2017.
Retrouvez les vidéos de ses enseignements :
https://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon
Le cours de cette année répond à celui de 2014 qui portait sur la « guerre littéraire » de 1914-1918, c'est-à-dire sur l'inscription de la réalité de la guerre dans les oeuvres, et sur les différentes postures, souvent paradoxalement pacifiques, que l'expérience de la guerre a prescrites aux écrivains. Il s'agira cette année au contraire d'envisager la production littéraire comme lieu d'une conflictualité sui generis, tantôt sur le mode d'une détermination au combat d'idées, tantôt sur le mode d'une compétition pour la survie au sein de ce que Pierre Bourdieu, dans Les Règles de l'art, a décrit comme le « champ » littéraire. Il s'agit aussi de faire un sort à une figure rencontrée dans le cours de 2016 : celle du crochet de l'écrivain chiffonnier, mise en place par Baudelaire, et qui pouvait toujours se retourner en arme. À partir de Baudelaire et en remontant dans la modernité littéraire, on découvre une généalogie d'images : la plume-épée des Dialogues et entretiens philosophiques De Voltaire, ou la plume de fer par laquelle, bien avant l'apparition de l'objet industriel lui-même, Ronsard décrit son ambition de défense d'une France royale et catholique, dans la Continuation du Discours des misères de ce temps (1563).
La création littéraire se définit régulièrement par comparaison avec les sports de combat, et même plus généralement avec le sport, en tant que le sport a rapport au combat, c'est-à-dire à la compétition. Il y a, chez elle aussi, des championnats, des prix, la possibilité d'un dopage. Tout jeune écrivain, avertit Fontenelle, doit se préparer à entrer en lice ; Maurice Barrès lui-même, qui s'est beaucoup tenu à distance des accidents de la camaraderie littéraire, a l'impression de rejoindre un « match professionnel » au moment de rendre compte de son exploration de l'Égypte. Tous les grands écrivains du XIXe siècle, à peu d'exceptions près, se sont battus en duel, comme si ce moment de duel révélait la valeur agonistique latente de la littérature. La littérature, plutôt ou autant qu'au loisir (otium), n'aurait-elle pas rapport au negotium, au remue-ménage ? La pacification, la consolation comptent parmi ses opérations possibles, mais leur inverse paraît une tendance constitutive de la création et de l'existence littéraire.
L'abbé Irail, dans ses Querelles littéraires (1761), s'intéressait à la figure d'Archiloque, tout à la fois premier poète lyrique et premier poète satirique, qui fait de la poésie avec sa colère et son désir de vengeance. le génie et la querelle sont liés : il n'y a pas eu de siècle de grand talent, observe-t-il, qui ne fût un siècle de grande agitation et de grande jalousie entre les écrivains. Comme dans la théorie économique de Bernard Mandeville, il semble que, dans les arts, les vices privés servent le bien général et que le florissement d'une culture repose sur la querelle permanente de ses représentants.
Notre rapport à la littérature reconnaît implicitement une telle dimension pugilistique, proprement romantique ; c'est la règle du winner takes all. Pierre Bourdieu et Harold Bloom ont été les théoriciens de cette difficulté de survivre en littérature, et de cette dynamique réelle de la littérature, bien différente d'un glissement naturel d'âges, qui fait se heurter d'une part les gloires littéraires acquises, pour qui l'urgence est de durer, d'autre part les aspirants à la gloire, qui savent qu'ils n'acquerront le droit de durer qu'en rejetant leurs prédécesseurs dans le passé.
Sportifs, escrimeurs, prisonniers : ce sont plusieurs figures, au sens de Roland Barthes, de cette agonistique motrice de la vie littéraire entre la Restauration et le Second Empire, qui seront envisagées tout au long du cours.
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