AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations sur Journal d'Aran et d'autres lieux (20)

Cheminé neuf kilomètres sans rencontrer d’autres signes de vie que quelques foulques et petits échassiers immobiles sur l’eau sombre. Traversé la baie de Manister dont les bords vaseux brillaient encore d’un vert presque noir. Au dessus de ma tête, des corneilles mantelées – celles du manuscrit de Celse- lâchaient sur la route gelée les moules ou bigorneaux trouvés dans les rochers pour briser leur coquille. Bruit de grêlons sur le sol, coquillages tombés du ciel, confusion des règnes, miracle médiéval ! Mais elles se livraient à ce manège sans les craillements, les brusques piqués, la quérulente excitation qui d’ordinaire l’accompagnent. Tout ce bestiaire semblait saisi dans la même névrose atlantique. Le vent qui prend l’île en tenaille derrière le front des falaises m’arrivait tantôt de dos, tantôt de front, pas trop fort, assez froid pour éponger ma fièvre, charriant sa véhémente odeur d’algues, d’iode, de roseaux pourrissants.

Nuit noire, cadence de mes pas sur la route qui sonne comme porcelaine, froissement furtif dans les joncs (loir ? ou justement courlis?), autour de moi c’était bien ce « rien » qu’on m’avais promis. Plutôt un « peu », une frugalité qui me rappelait les friches les friches désolées du Nord-Japon, les brefs poèmes, à la frontière du silence, dans lesquels au XVIIe siècle, le moine itinérant Bashô les avait décrites Dans ces paysages faits de peu je me sens chez moi, et marcher seul, au chaud sous la laine sur une route d’hiver est un exercice salubre et litanique qui donne à ce peu – en nous ou au dehors – sa chance d’être perçu, pesé juste, exactement timbré dans une partition plus vaste, toujours présente mais dont notre surdité au monde nous prive trop souvent.
Commenter  J’apprécie          806
Dans ces paysages faits de peu je me sens chez moi et marcher seul, au chaud sous la laine, sur une route d'hiver est un exercice salubre et litanique qui donne à ce peu --- en nous ou au-dehors --- sa chance d'être perçu, pesé juste, exactement timbré dans une partition plus vaste, toujours présente mais dont notre surdité au monde nous prive trop souvent.
Commenter  J’apprécie          240
A propos de l'air d'Aran :
Tout le bien que je pourrais dire de celui que l'on respire ici, dans cette météo déchaînée, avec sa saveur de fenouil sauvage et sa vapeur d'eau de mer en suspension, resterait en-dessous de la vérité. Il dilate, tonifie,saoule, allège, libère dans la tête des esprits animaux qui se livrent à des jeux inconnus, hilarants. Il réunit les vertus du champagne, de la cocaïne, de la caféïne, du transport amoureux, et l'office du tourisme a bien tort de l'oublier dans ses prospectus. En Inde, j'avais vu des gourous "pneumatistes" enfouir des litres d'air dans leur ventre, puis le restituer, en croquant au passage tous ses éléments nutritifs, comme galettes tirées du four. Sans y prêter autrement attention. Ici, j'en aurai très bien vécu pendant une semaine de jeûne absolu et de marches harassantes, dans une sorte d'ébriété ébahie.
Commenter  J’apprécie          150
J'étais en train de me dire : "Qu'est-ce que j'ai au monde à foutre ici ?" lorsque, sur un caprice du ciel, la lumière de fin d'après-midi est d'un coup devenue très belle, faisant briller la branche de gui encore suspendue à la porte, traversant des liquides d'une coloration douteuse. Bref : en dépit de l'indigence du lieu, c'était cette pénombre ambrée, dans la manière des maîtres flamands qui reproduisent sur un flanc de carafe toute la taverne qui remplit leur toile. Trop sombre pour photographier à main levée. J'ai fixé l'appareil sur un petit trépied, l'ai posé sur un coin du bar et, trompé par la torpeur générale, négligé de prononcer le fatidique "ne bougeons plus !". Diaphragme : 5,6, pose : une seconde. Précisément celle qu'ils ont choisie pour s'étirer en bâillant et battre des paupières. Au lieu d'un Vermeer j'ai eu un Francis Bacon avec ses contours fondus, glaireux, cirrhosés. Et sans doute plus fidèle au génie du lieu.
Commenter  J’apprécie          70
J'étais heureux que cette équipée admirable nous ait marqués. C'était comme une encoche sur un couteau d'assassin. Si on ne laisse pas au voyage le droit de nous détruire un peu, autant rester chez soi.
Commenter  J’apprécie          70
Dans ces paysages faits de peu je me sens chez moi et marcher seul, au chaud sous la laine, sur une route d'hiver est un exercice salubre et litanique qui donne à ce peu --- en nous ou au-dehors --- sa chance d'être perçu, pesé juste, exactement timbré dans une partition plus vaste, toujours présente mais dont notre surdité au monde nous prive trop souvent.
Commenter  J’apprécie          60
Qu'on soit à pied, à vélo, à cheval, au volant, il est ici inconcevable de croiser quelqu'un sans le saluer. Sur l'île, chacun connaît chacun, mais on touche aussi de l'index le bord de sa casquette pour souhaiter la bienvenue à l'étranger que je suis. Michael me dit qu'on est jamais en peine ici lorsqu'on a besoin d'un coup de main. Il pense que cette solidarité à la fois joviale et taciturne est due à l'existence précaire que les îliens ont si longtemps menée. Plus la vie est indigente et frugale, mieux ces bénédictions gaéliques ("cent fois bien venu" ou "cent fois bon retour") l'allègent et l'aménagent.
Commenter  J’apprécie          50
Il fallait vraiment monter jusqu'ici pour sentir la solitude, l'indicible splendeur, l'insularité de ce volcan posé dans la mer de Chine comme un caillou du Petit Poucet. Et peigner longtemps cette même mer bleue et bronze, avant d'y trouver deux mortels aussi heureux que nous. J'étais rendu, aux deux sens du terme : fourbu et arrivé là où je voulais être. Ma femme s'est mise à rire :
- Tu as l'air d'un sherpa agonisant.
Elle a pris une photo et j'ai l'air d'un sherpa à l'agonie
Commenter  J’apprécie          50
Tout conspirait à cet instant, juste, exquis, accordé comme une cithare.
Commenter  J’apprécie          40
Le neveu m'a dit: "Quelle idée de venir ici en pleine tempête d'hiver, alors que fin mai nous avons trente-cinq variétés d'orchis et d'anémones sauvages et dix-neuf sortes d'abeilles. Et maintenant: rien, rien de rien. On mange à huit heures, ça vous va?" ¢a m'allait. Et l'idée de me trouver ici n'était pas de moi.
Commenter  J’apprécie          40






    Lecteurs (361) Voir plus



    Quiz Voir plus

    L'usage du monde - Nicolas Bouvier

    En juin 1953 débute l’aventure. Nicolas et Thierry partent-ils à pied, en voiture ou à dos d’âne ?

    à pied
    en voiture
    à dos d’âne

    10 questions
    155 lecteurs ont répondu
    Thème : L'usage du monde de Nicolas BouvierCréer un quiz sur ce livre

    {* *}