De minuscules coeurs se baladaient un peu partout sous leur peau, tel un troupeau affolé galopant en tous sens, ivres d'une délicieuse panique, et un même sourire irradiait leurs visages.
Les illusions n’avaient pas plus cours en ville que partout ailleurs dans la vallée. Chaque génération sacrifiait la suivante sur l’autel de la déesse fileuse, car proposer une vie meilleure aurait été considéré comme un acte de haute trahison envers la bête. Continuer, transmettre la soumission et la peur, démembrer les rêves entrevus dans l’enfance, représentait le seul projet des adultes. Surtout ne jamais croire aux rêves, ne pas même les respecter, avec le sentiment chevillé que, sinon, ce serait leur plus grande défaite.
Ils s'assirent sous la vaste paupière maçonnée, serrés les uns contre les autres, dessinant à eux quatre l'iris de l'oeil d'un cyclope inscrit dans la pupille laiteuse du ciel, toujours en leur royaume, échappant ainsi à une destinée cartographiée de longue date par les adultes. Ils inspiraient fort et buvaient le vent qui montait de la vallée, le recrachant en relents de tempête sous leurs crânes d'enfants.
Malgré leurs différences évidentes, (...) ils se retrouvaient dans la solitude partagée que seule peut procurer la lecture d'un livre.
Au fil de leurs conversations à l'amiral, Gobbo lui avait fait comprendre que le silence est une vaste prison où l'on enferme ses peurs.
«Ils voulaient fuir leur misère et les étoiles leur paraissaient trop loin. Ainsi parlait Zaratboustra Nietzsche >
Y a rien à dire de plus. Je comprends pas pourquoi tu te soucies autant de moi, c’est pourtant pas ce que tu fais d’habitude.
Je reconnais que j’ai fait des erreurs.
Nom de Dieu, « des erreurs »… Tu veux que je te les montre, toutes les erreurs que t’as faites sur mon dos quand j’étais gamin ?
Il y eut un silence, et le ciel frissonna au passage d’un vol de sansonnets.
Je sais que j’ai jamais su faire avec vous …
C’est pas pour les marques que je vais garder que je t ‘en veux le plus.
Si je t’en veux vraiment, c’est parce que si j’ai des enfants, je suis pas sûr que je leur balancerai pas des coups de ceinturon pour leur apprendre la vie … Je suis pas sûr de pouvoir faire autrement, à cause de toi. La colère qu’on engrange, faut bien qu’elle sorte un jour.
Un nuage graisseux masqua le soleil durant une poignée de secondes. Les ombres du père et du fils disparurent, puis réapparurent, inchangées, toujours à distance l’une de l’autre. Martin tendit la pièce de la carabine à Mathieu.
Planque-la mieux.
Sans même regarder son père, Matthieu fourra l’objet dans sa poche.
Ils demeurèrent un long moment silencieux, puis Martin sortit son paquet de cigarettes et le souleva nerveusement vers son fils. Matthieu repoussa le vide d’une main. C’est bon j’ai les miennes. Je vais y aller, si t’as rien d’autre à me dire.
Attends !
Quoi encore ?
Je voudrais essayer d’être meilleur.
Matthieu jeta un regard froid sur son père.
A quoi bon ? Je vais pas t’apprendre qu’on dresse pas deux fois le même animal.
Martin regarda son fils s’éloigner, le bras tendu, la main crispée sur le paquet de cigarette.
Avec la parole, Martin était comme un géomètre perdu en pleine forêt vierge, à ne jamais savoir où poser les jalons pour tracer un chemin cohérent de mots.
La vie, il faut la laisser déborder tant qu’il y en a.
Il savait d'expérience que prendre une revanche sur la vie rendait les gens d'autant plus impitoyables envers leurs semblables.