Suzanne disait qu'une vie d'adulte, ce n'était parfois rien d'autre que tous les mensonges dont on recouvrait avec une féroce patience l'illumination de l'adolescence. Une sorte de deuil intarissable qui tombait sur l'incrédulité qui avait mis fin à la jeunesse. Avec le sentiment terrible de retrouver enfin le scepticisme de notre père, celui qu'il opposait silencieusement, de façon détournée, à nos désirs de justice et de bien. Nous ne voulions pas le comprendre alors. On ne savait pas qu'il nous attendait, là-bas, depuis sa douleur de père, avec la certitude désolante de ceux qui souffrent d'avoir raison et voudraient tant avoir tort par amour. Il devait se dire que nous connaîtrions ça, à notre tour, que nous n'échapperions pas à ce moment de vertige quand la vérité nous rattrape sous les traits compassés de notre père, par un rebondissement cruel. Peut-être serait-il mort... et malgré tout, il aurait sa victoire.
Quand tu as admis ton père, disait Suzanne, quand tu es enfin capable de le voir tel qu'il est, tel qu'il a été modelé par sa propre vie, par le siècle, tu ne voudrais plus que ça s'arrête. Tu comprends que rien ni personne ne peut vraiment te séparer de ton père. Tu deviens un peu ton propre père. Tu te débrouilles comme lui pour ne dire ni trop de bien ni trop de mal du monde autour de toi. A ce moment-là, ton père te révèle ce que jamais après lui tu n'apprendras d'un autre être vivant : le très modeste chemin de l'homme vers la mort, vers sa disparition. Cela se passe de mots. Ton père retrouve sa taille humaine, rassurante et émouvante, en même temps qu'il te montre comment la vie se donne et comment elle se reprend. Ce n'est plus qu'un petit bonhomme de père, mal nourri, vacillant sur cette limite où chacun est amené à reconnaître qu'il ne peut pas vivre seul.
Elle (...) me disait que ce qui porte les hommes à violer une femme est une chose vivante, ignoble, qu'on leur a inculquée depuis des siècles. Une forme de vanité malheureuse. Il y a toujours, même chez l'homme le plus raffiné, ou chez l'homme le plus faible, un instant où il cède à la pulsion de sa violence, à la haine du désir de l'autre, de la femme. Ils en sont après eux-mêmes écœurés, parfois horrifiés. Ils demandent vaguement: "Est-ce que tu m'aimes?" Comme pour renouer avec le vide d'une communication amoureuse ordinaire. Même ceux qui ne passent pas à l'acte vivent avec la honte de ce possible-là, tout au fond d'eux, dans l'obscurité douce de leur plaisir d'homme.
(...) elle me disait qu'aimer quelqu'un était la chose la plus difficile au monde. Il fallait être capable de le laisser entièrement libre et on ne le pouvait jamais.
« Une performance littéraire : les Evangiles » avec Frédéric Boyer et Patrick Boucheron.
38e édition Comédie du Livre - 10 jours en mai
Vendredi 12 mai 2023. 17h - Auditorium de la Panacée