Ce qui est malheureux avec cette saga, c'est ce titre mal traduit qui, sans doute, a dissuadé de nombreux lecteurs de s'y intéresser. le titre anglais est "Darkover series", Darkover (Ténébreuse) étant la planète où l'histoire se déroule ; "series" ayant pu être traduit par "épopée", "cycle"... le mot "romance" est donc à prendre dans un sens ancien, et il ne s'agit pas d'une "romance" au sens moderne (une histoire romantique, ou, a fortiori, un mauvais roman adolescent à l'eau de rose).
N'ayant jamais lu d'autres livres de science-fiction / fantasy de ce genre (vaisseau spatial naufragé sur une planète inconnue, colonisation de la planète, épopée de ce nouveau monde à travers les âges), je ne saurais dire si c'est un excellent livre de SF ou s'il est médiocre, mais je puis vous dire qu'il est exceptionnel par son avant-gardisme dans ses réflexions sur les relations hommes/femmes, surtout le 3ème tome de l'intégrale 1.
Il est incroyablement déroutant d'apprendre que cette saga a été écrite et publiée entre les années 1960 et 1980. Lisez au moins le 3ème tome de cette première intégrale, "La belle fauconnière" (les tomes sont indépendants les uns des autres), et vous aurez du mal à croire qu'il date de 1982 tant ses critiques et réflexions sur le féminisme sont modernes, pour l'époque et même pour aujourd'hui ! Car aujourd'hui encore, le féminisme dans la fantasy s'exprime généralement par la simple mise en avant d'un personnage féminin ultra virilisé et du contraste qu'elle suscite lorsqu'on la compare aux autres personnages féminins (souvent niaises, superficielles et/ou timides, fragiles). Il faut choisir son camp : être femme et donc faible, ou être "garçon manqué" et donc fort. A croire qu'être une femme forte, c'est être un homme.
La fantasy, qui prend presque toujours place dans un univers médiéval, semble manquer cruellement d'esprit critique sur les relations hommes/femmes. Mais
Marion Zimmer Bradley a balayé tous les stéréotypes féministes avant même que ceux-ci existent pour nous offrir, via le personnage de
Romilly (toujours dans le 3ème tome), une vision à chaque page un peu plus critique sur le féminisme.
Romilly, la personnage principale, jeune fille issue de l'aristocratie ténébrane, a pris la fuite (son père veut la faire épouser un homme qui la répugne). Elle se déguise en garçon et intègre un groupe d'hommes rebelles, n'ayant aucune idée de sa véritable identité. Elle se sent à sa place parmi eux en tant que garçon, mais sait qu'ils ne l'accepteront jamais parmi eux en tant que fille. Et pour cause, elle finit par être démasquée et désespère de voir le comportement de ses compagnons changer de façon radicale (leur bonhomie se transforme en méfiance, leur familiarité en pudeur, leur amitié en un pont infranchissable entre l'Homme et la Femme).
La bonne fortune a permis à Romilly de croiser la route de la Sororité de l'Epée, guilde entièrement constituée de femmes anti-système qui ont décidé de mener une vie libre et indépendante. On croit alors que Romilly a trouvé la félicité parmi des femmes qui, comme elles, refusent de demeurer victimes du système et des contraintes que la société imposent aux Ténébranes ; des femmes qui (normalement) devraient partager ses opinions. Là où un livre ordinaire aurait mis un point final, ce livre-là va plus loin : les femmes s'avèrent être aussi pleines de stéréotypes sur les hommes que les hommes sur les femmes. A leurs yeux, les hommes seraient tous des êtres ignobles, machistes, violents, et une femme ne pourrait trouver de bonheur que parmi les femmes. le constat est là : Romilly ne trouve sa place ni parmi les hommes, ni parmi les femmes. Mais où la trouver alors ?
Nous n'en dirons pas plus car cela n'aurait pas grand intérêt de décrire ce qui est bien mieux dit dans le livre ; mais, en somme, nous voyons
Romilly grandir dans une société sexiste et développer l'esprit le plus critique et lucide qu'il m'ait été donnée de voir dans mes lectures de fantasy. Nous la rencontrons petite fille insouciante et ignorante de la réalité de son monde à une jeune femme amère et aigrie par les brutalités et les injustices de la société, mais non moins intelligente, déterminée et attachante.
Dans l'ensemble, c'est une bonne saga de SF/fantasy. Il y a beaucoup de longueurs et le rythme peut être très lent parfois, mais elle en vaut la peine, car certains passages sont formidables :
l'histoire de Romilly, la redécouverte de la planète par les Terriens.... Et il est très plaisant de voir l'évolution de tout un univers sur plusieurs millénaires, de découvrir comment l'auteur a construit sa mythologie, sa politique, ses religions, son économie... Il est fort dommage qu'il n'y ait pas une carte évolutive de Ténébreuse, ça aurait permis une meilleure compréhension des changements géographiques et géopolitiques, des changements de frontières, et de mieux se repérer (à savoir que chaque partie se concentre sur des personnages et des lieux différents, par conséquent les noms propres se multiplient très vite). Une carte au temps 0, au moment de la colonisation ; une carte pour les Cent Royaumes ; une carte pour les Sept Domaines, etc. Un calendrier aurait également aidé le lecteur à distinguer les Âges de Ténébreuse : on a du mal à avoir une idée claire de la chronologie de l'histoire (très peu voire aucune indication sur les années passées entre chaque tome).