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Critique de batlamb


La pêche à la truite en Amérique s'ouvre comme un album photo : un vieux cliché en noir et blanc nous montre Richard Brautigan et sa femme devant une statue de Benjamin Franklin au début des années 60. Les souvenirs personnels se mêlent ainsi à L Histoire des États-Unis. Ces deux temporalités vont s'entremêler au fil d'images où le réel se laisse emporter par l'imaginaire.

Insérées de façon parfois totalement surréalistes, les références culturelles permettent des décalages comiques. Comme le passage burlesque où l'assaut du FBI contre John Dillinger se rejoue dans un bac-à-sable. À l'inverse, un paisible berger devient un clone d'Hitler, que Brautigan nargue en traversant son troupeau de moutons dans tous les sens.

Pour nous inciter à le suivre dans ces sinuosités, l'auteur nous appâte avec sa prose poétique, fil directeur et fil de pêche. Très inspiré par Baudelaire, Brautigan nous fait apprécier le son de l'alcool avant son goût. L'odeur des moutons prend la couleur du soleil et la saveur du café. Les criques et les fleuves se déploient selon une eurythmie de la pêche à la truite, semblable à l'harmonie des lignes se balançant avec langueur dans l'eau.

Comme des ondes qui se propagent, ces transformations atteignent l'essence de l'oeuvre. À grand renfort de métaphores et de métonymies, l'oeuvre prend corps à l'intérieur d'elle-même, sous forme humaine, ou de ballet, de manifestation, de plume de stylo… Autant de glissements à décrypter pour y lire une vision douce-amère de la société de consommation et de la contre-culture des années 60. Brautigan se fait le chantre de cette dernière pour préserver la mémoire d'un mode de vie en marge, proche de la nature et ouvert aux mythes (américains ou non). Comme on le voit, les représentations susmentionnées de la pêche à la truite en Amérique ne ressemblent pas à un livre. Elles évoquent les métamorphoses mythologique de Protée et de l'Achéloos, un fleuve grec qui doit vraisemblablement comporter quelques truites.

La poésie a le pouvoir de (re)créer notre monde à travers le langage, et Brautigan l'illustre par les morceaux de réel que le livre change à son image. Au fil de cette contamination impressionniste, c'est finalement le réel dans son ensemble qui bascule dans la fantaisie (voire la fantasy) à travers le court roman « Sucre de pastèque ». La marginalité pastorale devient le centre du monde, via le hameau de iDEATH, communauté macabre à la Hamlet qui noie les cercueils de ses morts et les couvre de fleurs, tandis qu'une grande et vieille truite aux allures de Bouddha observe la vie s'éteindre. La VF traduit parfois iDEATH par PenseMORT, ce qui ne rend pas très bien l'idée de mort du « moi », ce « i » qui perd ici le caractère capital dont l'anglais l'affuble habituellement. L'écriture de Brautigan atteint là son dépouillement ultime, laissant derrière elle des montagnes d'« Oeuvres oubliées », comme pour débarrasser l'esprit de tout ce qui l'encombre et donner de l'importance à la nature. Celle-ci est célébrée par des sculptures de végétaux et cultivée en bonne harmonie, de telle sorte que le sucre de pastèque et l'huile de truite constituent les ressources principales de iDEATH, utopie noire dont la paix nie certaines lois de la nature telles que la prédation. Mais il s'avère vain de bouillir de rage face à iDEATH, car la mort fait partie intégrante de ce lieu et se retrouve apaisée par ses rites.

Comme des truites surnageant à contre-courant, les mots de Brautigan retiennent l'attention par leur riche simplicité, qui redonne du sens au monde.
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