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Critique de Baldrico


Merci infiniment à Masse critique et aux Presses de l'Enssib pour l'envoi de ce livre.

Les lecteurs s'intéressent-ils à l'histoire de leur passion ? Il en est sûrement quelques-uns sur Babélio qui se demandent quelle fut l'évolution de cette pratique, qui parait aujourd'hui à la portée de tous, au moins en Europe. On se demanderait plutôt désormais comment pérenniser cette pratique dont les générations montantes ont tendance à se détacher. À voir l'activité de Babélio la fin de la lecture n'est pas pour demain.
Mais on a du mal à imaginer que la lecture a elle aussi été une conquête sociale pour certains milieux. le recueil d'études Bibliothèques en utopie, publié aux Presses de l'Enssib (École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques) aborde précisément la période durant laquelle le monde ouvrier a conquis petit à petit le droit de lire et de tout lire. Plus précisément il y est surtout question de l'époque des premiers socialistes (appelés « socialistes utopiques » par les marxistes), dans la première moitié du 19e siècle. J'y ai donc retrouvé quelques personnages dont j'avais entendu parler mais qui étaient devenus bien nébuleux : Henri de Saint-Simon, Charles Fourier, Louis Blanc, Pierre-Joseph Proudhon, Flora Tristan. Et j'ai découvert quelques autres pas moins intéressants : Étienne Cabet, Théodore Dezamy, l'anglais Robert Owen, parmi beaucoup d'autres.
Ils sont tous (et toutes) d'accord sur le rôle émancipateur de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. Mais ils divergent, parfois profondément, sur le rôle de l'écrivain, la diffusion des livres, les pratiques de lecture ou les fonctions des bibliothèques. On voit une tendance bien nette à favoriser un certain type de lecture « sérieuse », plus à même de contribuer à la conscientisation du peuple sur sa situation et à l'action politique. Chez certains, la tentation paternaliste, moralisatrice ou autoritaire n'est pas loin. Cela donne des idées extraordinaires. Fourier par exemple prône une « métempsycose des bouquins » : toute la littérature « civilisée » (terme péjoratif qui désigne à peu près toute la littérature jusqu'au 18e siècle) ne doit survivre qu'accompagnée d'une glose qui en dénoncera l'inanité. L'écrivain jouit d'un certain prestige d'artiste mais sa rémunération ne peut s'inscrire dans le cadre du commerce capitaliste. D'où l'idée de rétribuer les auteurs en faisant voter les lecteurs, ou en instaurant une censure préalable. L'émancipation et la liberté ont quelquefois des voies divergentes : comment concilier égalitarisme et singularité ?
Comme l'instruction n'est pas encore obligatoire, beaucoup d'ouvriers qui savent lire et écrire sont des autodidactes. On pourrait s'en souvenir aujourd'hui que notre système scolaire est à bout de souffle. C'est le cas de Proudhon, qui dut quitter l'école assez tôt, et surtout souffrit cruellement du manque de livres (il apprenait le latin sans dictionnaire !). La bibliothèque du collège joua un rôle fondamental pour lui.
Au début du 19e siècle, les fabriques ne sont pas toutes passées au machinisme. J'ai donc été étonné de découvrir une pratique alors assez répandue, qui consistait à faire la lecture pendant le travail en atelier. Il fallait certaines conditions : que le patron ou le contremaître soient d'accord et que les ouvriers aient les moyens de se payer un lecteur. Mais ce fut un moyen non négligeable d'instruction et de diffusion des idées socialistes (on y lisait notamment la presse).
Flora Tristan se démena pour promouvoir l'éducation des ouvriers en insistant sur deux aspects assez originaux : l'instruction des femmes et l'internationalisme. Mais elle avait une conception assez dirigiste des bonnes et des mauvaises lectures, et prodiguait des conseils sur ce qui devait être lu ou évité. Elle entama un tour de France pour propager ses idées, au cours duquel elle devait décéder.
Il y avait aussi les premiers communistes, et notamment ceux qu'on appelait les néo-babouvistes (en référence à Gracchus Babeuf). C'étaient des égalitaristes, qui pensaient que s'aider mutuellement à s'instruire, c'était travailler à l'égalité entre tous. Mais eux aussi triaient les lectures et vilipendaient « la foule de publications pittoresques, illustrées, dramatiques, romanesques. »
Encore plus dirigiste était l'utopie icarienne d'Étienne Cabet. Il était l'auteur du Voyage en Icarie, vision d'une société idéale, qu'il tenta de réaliser en Amérique. Pour établir sa communauté, il exigeait que les membres connaissent ses écrits et en assimilent les principes. Il préconisait la lecture de ses propres livres. Mais l'usage qui était fait de la bibliothèque de la communauté démontre que les ouvrages de divertissement étaient les plus prisés.
Parmi la foule de choses à glaner dans ce recueil, je terminerai par la lutte pour la création des bibliothèques populaires dans les années 1860. La bourgeoisie cléricale leur reprochait de favoriser la diffusion des idées socialistes et de servir de lieux de réunions, ce qui n'était pas tout à fait faux. Dès lors les autorités impériales ou locales se montraient tatillonnes dans les autorisations de création de ces bibliothèques. Ces atermoiements valurent un éloquent discours de Sainte-Beuve au sénat : « Mais est-ce que vous croyez que vous allez tailler au peuple ses lectures, lui mesurer ses bouchées, lui dire : Tu liras ceci et tu ne liras pas cela ? Mais une telle défense, de votre part, mettrait un attrait de plus et comme une prime à tous les livres que vous interdiriez. » La lutte pour la lecture est une lutte pour la liberté.
Je suis très reconnaissant aux auteurs de ces études de m'avoir fait découvrir ces aspects passionnants de l'histoire des livres et de la lecture. Alors bien sûr cette lecture ne s'apparente pas à un page turner addictif. Mais ce livre foisonne de potentielles découvertes, dont je n'ai donné qu'un petit aperçu. Et il est la démonstration que l'acte même de lire a une portée sociale et politique.
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