Bois ! hurle la grand-mère. Si tu ne grossis pas, tu ne deviendras pas une femme et tu n’auras pas d’homme. Il n’est pas une fillette que j’ai gavée qui ne soit parvenue à grossir. C’est ma cinquième calebasse de lait depuis ce matin, encore trois litres d’affreux liquide. Si je restitue mon dernier bol de la journée, c’en sera fait de moi. La grand-mère serre la tenaille de bois avec fureur, encore et encore, aïe, aïe, ses affreux yeux noirs rivés aux miens. “Je vais te briser, Aziza”, semblent-ils dire. Osera-t-elle ? J’ai peine à croire que grand-mère me brisera sciemment le doigt, ne serait-ce que pour l’amour de papa, son fils si doux, né de son propre ventre. »
Incapable de détacher les yeux de la verrue poilue qui couronne son menton osseux, j'ai peine à croire que cette parente si acariâtre et vêtue d'habits noirs soit mon aïeule, la mère de mon propre père, la première femme qu'il ait jamais aimée. Elle est plus méchante qu'une vipère et cent fois plus agressive que l'oncle Kals quand il s'interdit de fumer pendant le ramadan. Rien, vraiment rien dans ce visage grimaçant ne peut rappeler l'histoire d'amour maternel qu'elle a pu vivre avec mon père. Grand-mère, c'est la haine qui se déguise en devoir.
Plus l'enfance t'a protégée et plus le choc de deuils et des séparations te sera difficile, Zazi. Le bonheur de ceux qui ne connaissent rien au malheur forge contre la souffrance des carapaces bien minces. Il vaut mieux l'oublier, ta vie d'avant, et l'effacer à tout jamais de ton esprit, comme tu as su gommer les événements concernant le décès si tragique, si terrible de ton pauvre papa. Ce qu'on ne sait plus ne fait plus mal, ma petite chérie.
La vie a de ces revers...Si elle semble te laisser les mains vides, c'est pour te fabriquer l'instant d'après des alliés avec tes adversaires. Elle te prouve son amour quand tu t'y attends le moins. Le hasard, c'est ton destin qui voyage en dromadaire, caché sous un tchador.
Le mieux encore est de te laisser conduire. Laisse-toi porter par sa marche, ne lutte plus, Zazi. L'espoir est un emprunt fait sur ton bonheur futur.
Ton talent à toi, ce sera les mots, Aziza. Ce sont des armes redoutables qui piquent les cœurs et font ouvrir les poings.