Que cet Orient soit réel ou mythique, que ce soit celui de Keyserling ou d'Ossendowski nommés au passage dans le Voyage, il s'agit surtout d'un Orient intérieur, celui que tout homme de pensée souhaite rejoindre au-dedans de lui-même. Combien Keyserling fut transformé par l'expérience qu'il fit de l'Inde et de la Chine, son Journal de voyage d'un philosophe le dit assez, et manifeste cette sorte de transfiguration qui s'est opérée en lui.
Le Voyage en Orient raconte une expérience authentique. non pas matériellement vécue, dans le sens vulgaire du mot, mais de même que le romancier vit toujours tout ce qu'il raconte, participe, agit, est présent dans chaque mouvement et chaque pensée de chaque personnage. Ecrire, c'est aussi une manière d'éprouver en vivant, et, pour certains d'entre nous, la plus vraie et la plus intense qu'il puisse y avoir. On n'invente jamais que ce que l'on est et ce que l'on sent. Imaginer un voyage initiatique, c'est l'accomplir, c'est se soumettre soi-même à cette initiation (...).
Le voyageur initiatique ne prétend pas se soustraire aux épreuves de la vie, si brutale et vicieuse soit-elle, car c'est au cours des combats que l'armure devient plus solide et résiste mieux. La conversion du pécheur, à un certain moment du parcours spirituel, est un lieu de passage, une étape, non le point de départ ni le but et l'arrivée. Ce qui a précédé la conversion a autant d'importance pour la vie de l'âme que ce qui la suit. L'acedia monastique et la "voie obscure" comptent autant que les victoires et les conquêtes.
L'Orient, qui doit être la fin du voyage, où convergent les élans des pèlerins ou des simples voyageurs -quoiqu'en réalité, il n'existe pas de voyage simple- n'est pas un lieu topographyquement déterminé. (...)
Hesse donne, en passant et sans y toucher, une brève et vague explication: "Notre Orient n'était pas seulement un pays et quelque chose de géographique, c'était la patrie et la jeunesse de l'âme, il était partout et nulle part, c'était la synthèse de tous les temps."
On connaît un curieux pendant de cette fusion des deux moi, Leo et H.H., dans quelques textes de la mystique iranienne, qui ont pu ne pas être ignorés de Hermann Hesse. L'Ange initiateur apparaît dans les récits visionnaires de Sohrawardî, étudiés par Henry Corbin et particulièrement le curieux exemple de "voyage" qu'est L'Exil Ocidental, et L'Ange empourpré; et aussi dans plusieurs textes gnostiques qui ne manqueraient pas de fournir des sources au Voyage en Orient.
« Vie et mort de Gérard de Nerval », conférence de Marcel Brion, à l'occasion du 100ème anniversaire de la mort de Nerval. Première diffusion le 21 mars 1955 sur la Chaîne Nationale.