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Critique de batlamb


Pour Joseph Brodsky, Venise est une femme à l'odeur d'algue glacée. Comme il nous le raconte, il découvrit pour la première fois cette ville en hiver, alors que l'odeur de ces algues planait sur les canaux, durant une ballade en gondole aux côtés d'une femme sur laquelle le jeune Brodsky projetait alors tous ses fantasmes, se condamnant à la perdre rapidement de vue, puisqu'il ne la distinguait qu'à travers des rêves de palais cyclopéens peuplés de dorures. En cherchant à atteindre cette femme, il se perdit en lui-même, en ses propres reflets dans l'eau glaciale, et Venise tout entière devint l'objet de son amour, renouvelé au fil des hivers.

C'est d'ailleurs à l'hiver de sa vie que Brodsky publie cette oeuvre, sa dernière, après une vie mouvementée qui l'aura vu changer de langue d'écriture, du russe à l'anglais.

Ici, l'eau de Venise participe de sa langue, relie les différentes périodes de sa vie, et rétablit l'unité en lui d'une façon très paradoxale, car l'eau diffracte et éclate les reflets. Comme la mémoire. Brodsky se retourne sur les innombrables visites à Venise ayant succédé à son périple initial, et retrace la topographie de la ville à grand coups d'ellipses et de métaphores, d'une façon pas très éloignée de celle de Mandelstam évoquant Saint-Pétersbourg dans le Timbre Égyptien : Brodsky partage son art du rapiéçage, dans la mesure où il brouille le temps et l'espace au sein d'une narration néanmoins fluide, semble-t-il impulsée par les idées qui traversent spontanément son esprit. Livré aux méandres et aux rapides de sa pensée, il prend le risque de ne pas être cohérent. Par exemple, quand il prétend ne pas être un esthète mais un simple observateur, j'ai envie de lui répondre : « mon oeil ! », tant l'amour du beau suinte de chaque page de ce livre. Il tient aussi des réflexions que d'aucun trouveraient frivoles, voire condamnables, comme quand il nous dit que si l'on est intelligent, on est un peu décadent à 28 ans (humpf !)

Mais c'est peut-être le manque de pertinence qui permet d'être impertinent, de sortir des canaux trop souvent empruntés par les gondoles touristiques. Il en vient à se vanter de dériver vers le superficiel, de s'intéresser surtout à la surface de la ville (en particulier la surface aqueuse), plus durable selon lui que les intérieurs éphémères, où, incarné par la poussière, le temps se substitue aux habitants et à leurs objets. Un objet étant « ce qui rend l'infini intime ». Ainsi Brodsky a-t-il l'ambition de prendre l'eau pour objet, de se fondre dans quelque chose « d'aussi grand que le temps ». Car l'eau donne forme au temps, et c'est pourquoi elle engloutira un jour Venise, au rythme où vont les choses. Mais voilà, lui était éphémère, et proche de la mort au moment de déclarer son amour à cette ville et à ses eaux. de plus, il n'était pas si superficiel, comme en témoigne son érudition intimidante, dont il joue : j'oserais dire qu'il en fait un peu parade comme au carnaval. Les contradictions traversent ce livre et poussent finalement Brodsky à passer aux aveux en comparant l'incohérence de son oeuvre à celle des rêves, et les rêves à l'Italie, via Anna Akhmatova : « l'Italie est un rêve qui ne cesse de revenir pour tout le reste de la vie ». Mnémosyne accomplit son rôle en lui désignant cette poétesse tutélaire comme symbole de la femme retrouvée. Brodsky peut s'endormir à jamais, dans le cimetière de Venise où il repose maintenant.
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