L’éditeur a eu l’idée de publier un livre quadrilingue : le texte russe, le texte anglais que Brodsky a établi avec l’aide de ce slaviste et traducteur éminent qu’est Peter France, le texte français de ma traduction, et le texte français de Claude Ernoult (écrit, de fait, dans une autre langue que la mienne, à partir de présupposés différents – et ce texte était déjà atypique en ce qu’il proposait une version en sonnets français au lieu des vers libres habituels pour une traduction de poésie en France). Ma traduction (je ne connaissais pas la version anglaise en 1987) est construite sur les mêmes jeux, sur la fidélité à la forme ; ce n’est pas par hasard. Brodsky est l’auteur, en russe, de traductions sublimes de John Donne ou de Constantin Cavafis. Mais il a vécu vingt-cinq ans dans un monde anglophone, et a traduit lui-même ses poèmes en anglais. Ce faisant, il a gardé la même méthode qui consiste à respecter strictement la forme et se servir de cette transposition non pour s’écarter du sens mais, au contraire, pour le servir, parce que le texte est un tout organique, et qu’il n’y a aucun moyen de séparer la forme et le fond. Et lui et moi, chacun à notre échelle, chacun à notre façon, nous sommes des traducteurs russes qui s’expriment dans une autre langue que la leur, mais qui ne peuvent que poursuivre, à leur corps défendant, une tradition aujourd’hui vieille de deux siècles et fondamentale dans l’histoire de la littérature russe, celle de la traduction de poésie.
Joseph BRODSKY – Poète russe, Citoyen américain (DOCUMENTAIRE, 1989)
Un documentaire de Christophe de Ponfilly et Victor Loupan diffusé le 6 mars 1989 sur France 3. Participants : Mikhail Barychnikov, Susan Sontag, Derek Walcott, Alexandre Guinzbourg et le poète en personne.