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Critique de Tom_Otium


Ambitieux et pessimiste. Voilà les deux qualificatifs qu'a choisi Patrick Cohen pour présenter l'ouvrage de Gérald Bronner. Celui-ci revendique plutôt une certaine objectivité (en opposant ainsi anthropologie réaliste et naïve). Mais l'ambition est belle et bien là.


Le diable se cache dans les data

Cette ambition est à la hauteur de d'une petite révolution dans les sciences sociales : plutôt que de se baser sur du déclaratif, avec tous les biais que cela comporte, on s'appuie aussi sur des données d'audience, nettement plus précises. Elles révèlent les traits invariants de notre espèce, la face obscure de nos désirs enfouis, les bas instincts de notre nature humaine, nos obsessions pour certains thèmes : la peur, la sexualité, la conflictualité, la comparaison avec les autres… On avait coutume de dire que la télé était le reflet de la société. Ajoutez internet, les ordinateurs et smartphones et rien n'a fondamentalement changé. Dis moi ce que tu consommes sur écrans, je te dirais qui tu es. Il s'agit bien sûr d'une "caricature", du reflet déformé d'un "visage grimaçant".

Mais cette révélation anthropologique, cette apocalypse cognitive est tout de même suffisamment riche d'enseignements pour pouvoir en tirer des leçons. Des leçons et une ambition : se doter des moyens sociaux et technologiques pour optimiser le trésor attentionnel tout en préservant l'exploration encadrée des possibles. Et lutter en même temps contre les interprétations et instrumentalisations que ne manqueront pas de faire certains (misanthropes mais surtout néo-populistes et néo-rousseauistes) de ce nouveau paradigme.

C'est effectivement très ambitieux. Heureusement le livre est relativement long par rapport aux standards actuels (370 pages). L'auteur, avec pas mal de pédagogie (il est prof), prend le temps de nous expliquer toutes ces découvertes, expériences, biais cognitifs et autres statistiques. Certains chapitres sont plus légers, comme celui où il nous raconte avec talent (il est romancier) la vie de Beate Uhse qui ouvrit le premier sex-shop au monde. Revenons à nos moutons ou plutôt à nos notions. Celle qui me paraît la plus importante à comprendre ici est celle que Gérald Bronner nomme "marché cognitif" et que d'autres appellent économie de l'attention (ça doit être à peu près la même chose).


Dispositions et propositions

Le début du bouquin m'a vraiment stimulé. J'ai pensé à Auguste Comte quand Bronner fait de la "grande histoire" et montre que l'humanité est passée du pourquoi au comment, de questionnements enfantins, magiques ou utopiques à une vision plus réaliste. Avec cet "évidement ontologique" on a beaucoup gagné sur le plan matériel mais on a aussi perdu en sécurité cognitive. le monde est devenu plus complexe, plus incertain. On est parfois fatigué de se confronter à autrui. Alors la tentation est grande de se replier dans sa bulle de filtre, sa chambre d'écho Gérald Bronner appelle ça (oui il a tendance à utiliser des expressions différentes des autres, sans doute pour se démarquer).

Mais revenons à l'aspect positif de cette évolution : le temps. Et en particulier le fameux temps de cerveau disponible. c'est-à-dire le temps qu'il nous reste après le travail, les transports, les tâches domestiques et les besoins physiologiques. Ce temps représente aujourd'hui le tiers de notre temps éveillé. On a beau faire plusieurs choses en même temps comme l'a écrit Bruno Patino dans un ouvrage récent (1), ce temps n'est pas extensible à l'infini. L'offre est quant à elle de plus en plus pléthorique. Quand on est optimiste comme moi, on se dit qu'on vit un âge d'or de l'accès au contenu. Un âge où le capital-temps est libéré puis réinvestit intelligemment, entrainant un cercle vertueux de progrès et de gains de productivité.

Hélas nous ne sommes pas tous égaux en termes de self-control. Pris dans une logique de flux certains cherchent à se remplir et à se vider le plus rapidement possible quand d'autres seront capables de couper court pour retrouver le temps long. le problème c'est qu'il existe des entreprises qui ne recherchent pas la satisfaction du client mais son addiction. Tous les moyens sont bons. Même à coup de bonbons, de "friandise cognitive". Mais ça ne nourrit pas notre légitime curiosité intellectuelle, alors ça nous laisse sur notre faim. C'est l'incomplétude cognitive et c'est sans fin. C'est ce que Bronner appelle les boucles addictives (que d'autres nomment circuit de la récompense). le principe est le même : nous rendre accroc (et à cran) aux écrans, nous faire tourner en bourrique, comme des hamsters qui font du surplace ou des lapins s'enfonçant dans leur rabbit hole. Nous ne connaissons alors qu'un régime : le sur-régime.

Ce "circuit de récompense réagit positivement à la nouveauté et à l'information". Ce seeking drive (2), cette recherche frénétique, cette tendance dopaminovore pourrait conduire nos démocraties dans le mur. Surtout si nos écrans continuent de nous envahir et de nous hypnotiser (avec la réalité virtuelle pour commencer). Dans cet âge de l'excès, le risque n'est pas l'ignorance (le manque de connaissances) mais la bêtise (le trop-plein d'informations mal maîtrisées). Dans ce brouhaha informationnel, les idiots ne savent plus à quel saint se vouer. C'est là qu'intervient la crédulité utilisée par certains médias ou personnalités politiques, proposant "une éditorialisation du monde permettant de relier des faits par des récits favorisant les pentes intuitives et parfois douteuses de notre esprit." Pour remonter la pente, le sociologue mise sur la "démocratie de la connaissance" pour faire face à La démocratie des crédules. Il a raison. Nous avons des dispositions, ne perdons pas notre temps avec de médiocres propositions médiatiques.
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