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Critique de Nastie92


Extrait du journal "L'Illustration" du samedi 24 août 1895 :
« L'administration des Forêts vient d'acheter pour le service du reboisement la commune de Chaudun (Hautes-Alpes). Toutes les propriétés communales et privées, comprenant une superficie de 2 026 hectares, ont été vendues à l'État pour le prix de 186 000 francs environ. La commune de Chaudun comprenait 98 habitants vivant du produit de leurs pâturages ; mais depuis quelques années les montagnes déboisées avaient perdu une partie de leurs prairies où l'on faisait paître un trop grand nombre de moutons. L'altitude de Chaudun est à 1 400 mètres, et son éloignement de Gap (19 kilomètres), ne permettant pas aux habitants de se créer de nouvelles ressources pour remplacer celles que leur donnaient les pâturages, la commune avait elle-même demandé à être acheté par l'État. Les formalités exigées pour cette opération ont duré plus de quatre ans. Les photographies que nous reproduisons représentent des vues de Chaudun, de la commission chargée d'acheter les propriétés ; nous y voyons le dernier maire de Chaudun, assis sous la cloche de l'église, dont la construction remonte au quinzième siècle. »

Voilà des lignes bien intrigantes !
De nombreuses réflexions me viennent à l'esprit. Comment un village entier a-t-il pu demander à l'État de le racheter ? Faut-il que les conditions de vie aient été terribles pour en arriver à cette extrémité ! Comment ont-ils vécu ces 98 habitants cités dans l'article ? Et que sont-ils devenus après leur départ ?

Luc Bronner a été intrigué lui aussi, et a mené un énorme travail de recherche : il a consulté des archives, des registres, il a interrogé. Il s'est rendu sur place et a en particulier étudié les noms et les dates qu'il a pu voir dans le cimetière ; il a ainsi reconstitué des familles entières.
Son livre, sous-titré "récit", raconte l'histoire de Chaudun et constitue un excellent documentaire, montrant la façon dont on vivait dans certains villages de montagne à la fin du XIXe siècle.
L'auteur dit avoir voulu "faire revivre les hommes de Chaudun" : il y est très bien arrivé, parce que le lecteur se représente bien la vie dans cette petite commune, la dureté du quotidien, la pauvreté constante, les luttes permanentes qu'il faut mener pour survivre.

Chaudun est très mal situé, et l'on se demande comment des hommes ont pu avoir l'idée de bâtir un village à cet endroit.
Un préfet (Charles-François Ladoucette) nommé dans les Hautes-Alpes en 1802 y a été très actif. C'est lui, entre autres, qui a ordonné la construction de la route qui monte au col de Montgenèvre, tout proche de la frontière italienne. Il a laissé quelques écrits sur l'histoire du département, et l'on peut lire sous sa plume : "De par sa position au milieu des montagnes élevées, Chaudun est privé pendant quarante jours de la vue du soleil. L'époque de son retour est un jour de fête pour les habitants ; ils le célèbrent en venant en procession sur la partie du territoire où il reparaît pour la première fois."

La longue absence annuelle du soleil et la rudesse du climat sont deux des difficultés que présente la vie à Chaudun, mais ce ne sont pas les seules.
Les villageois avaient besoin d'élever des animaux pour vivre, mais ceux-ci, trop nombreux, ont épuisé les pâturages qui sont devenus insuffisants.
Ils avaient également besoin de bois pour se chauffer et pour réparer leurs maisons, et en quelques décennies les forêts alentour ont été ravagées.
Il y avait "trop d'hommes et de femmes, trop de bêtes à nourrir" : c'est un cercle vicieux, car pour vivre, les habitants ont été obligés d'épuiser leur environnement... qui est donc devenu invivable.
Qu'auraient-ils pu faire d'autre ? Rien. Ils n'avaient pas le choix.

Je me permets ici une petite digression.
Le problème de surconsommation et de surexploitation des ressources naturelles que nous connaissons actuellement n'est pas nouveau, ce livre en témoigne.
Mais il y a une différence de taille entre autrefois et aujourd'hui.
Jadis, nos ancêtres produisaient et consommaient ce dont ils avaient besoin pour vivre ; actuellement nous consommons quantité de choses totalement inutiles, juste parce que la publicité nous a convaincus que nous en avions besoin, que nous serions malheureux sans cela.
Les habitants de Chaudun se sont battus pour vivre, c'est tout. Et ils ont jeté l'éponge quand leur environnement ne leur a plus permis de survivre.
La lettre qu'ils ont écrite au Ministre de l'Agriculture, dans laquelle ils racontent leur désarroi et demandent s'ils peuvent obtenir des terres en Algérie (en "Afrique française"), serre le coeur. On sent le soin mis à rédiger ces lignes, fruits vraisemblablement d'un travail collectif de malheureux qui s'avouent "vaincus par l'indigence".

Quitter Chaudun a dû être terriblement difficile !
Il s'agissait certes de partir d'un endroit où la vie devenait quasiment impossible, mais cela signifiait aussi laisser sa maison, bâtie par ses ancêtres et transmise de père en fils depuis des générations. Laisser ses morts au cimetières. Laisser ses souvenirs. Laisser sa vie, pour partir vers l'inconnu.
Et se séparer les uns des autres.

Voilà une lecture plaisante et instructive, qui présente un réel intérêt historique.
Mais Chaudun, la montagne blessée n'est pas qu'une machine à remonter le temps : à travers l'histoire de ce petit village haut perché, c'est sur notre mode de vie que l'auteur nous amène à nous interroger.

"L'homme n'aura été qu'un passager clandestin, brutal et inconscient, si éphémère à l'échelle des rocs et des pics. [...] Chaudun raconte notre passé, et notre futur probablement."
À nous, collectivement, de faire en sorte que notre avenir ne soit pas si sombre.
Avec de l'écologie, de la vraie.
Pas celle qui impose des éoliennes à tour de bras alors qu'elles ne sont énergétiquement pas rentables, que leur construction et leur installation polluent, et qu'elles ne font qu'enrichir les industriels qui les produisent, "profiteurs de guerre" de notre époque.
Pas celle qui impose les voitures électriques alors que la pollution liée aux batteries usagées qu'on ne sait pas recycler est un vrai fléau et que pour les fabriquer on extrait du cobalt en quantité déraisonnable et dans des conditions épouvantables : au lieu d'aller à l'école, des enfants de la République démocratique du Congo travaillent dans des mines malsaines et dangereuses, dans lesquelles des effondrements réguliers tuent abondamment. Mais ici, des industriels sans scrupules, soutenus par des politiciens corrompus, nous vantent à grand renfort de publicité les mérites d'une voiture "propre".
Ben, voyons !
Ils auraient tort de se gêner, ça fonctionne tellement bien !
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