Ce livre porte sur la démocratie du savoir, et non sur la démocratie politique, mais son contenu éclaire aussi cette dernière dans le contexte du rejet des "élites", des sachants et des gouvernants.
La démocratie du savoir revendique le droit de savoir, le droit de dire, le droit de décider. Elle bénéficie d'une révolution de l'offre - les infinies ressources de l'Internet - et de la libéralisation du marché de l'information, dans la concurrence sans frein des médias. Elle ignore trop souvent les devoirs associés à ces droits, comme l'exigence logique et la critique des méthodes. On peut montrer que quelque chose existe, mais il est impossible de montrer définitivement que quelque chose n'existe pas. Or c'est précisément l'injonction que lance le méfiant excessif à toute parole officielle : démontrez-moi qu'il n'y a pas de complot, démontrez-moi que ce produit ne présente aucun danger (p 3). "La transformation d'une information en savoir suppose un travail de réflexion. En tant que telle une information n'est qu'une donnée brute, la matière première de l'élaboration d'un savoir" (Bindé, cité p 58). Mais les médias donnent la prime à la rapidité, à l'inédit, et ils omettent les démentis car les démentis ne font pas l'actualité. Les biais cognitifs sont largement, voire systématiquement ignorés, et en premier lieu sur Internet le biais de confirmation. Les croyants aux complots, aux ovnis, aux dangers des vaccins "témoignent" et les non-croyants ont autre chose à faire, d'où la domination des confirmations douteuses. Depuis
Charles Fort en 1910 (voir p 87+), les croyants usent d'un mille-feuille argumentaire qui puise dans les champs les plus divers, dont ils ne maîtrisent aucun, mais d'où viendra la conviction qu'il doit rester quelque chose de vrai, que la croyance ne peut être le résultat d'une coïncidence. Il ne s'agit pourtant d'un mille-feuille de biais dont
Bronner donne de nombreux exemples : voir ses expériences, ses graphes et ses encadrés. Ces biais sont aussi enseignés aux étudiants en médecine : la lecture critique est une épreuve de l'internat, nos carabins apprennent la méthode épidémiologique pour les études d'observation (biais de sélection, d'échantillonnage, d'exploration, de mémorisation, écart entre association et causalité), les effets placebo et nocebo et l'exigence du double aveugle pour les études d'intervention. Il y a encore beaucoup à faire (voir le rapport
Corvol sur l'intégrité scientifique) mais on attendrait le même effort des professionnels des médias. Leur enseigne-t-on les méthodes et la déontologie scientifiques, et aussi l'éthique de responsabilité ? Ou bien les médias leur imposent-ils l'audience à tout prix ?
Cet ouvrage est clair et salubre, même s'il contient des exemples réfutables (le management meurtrier à France Télécom p 152+). L'auteur le conclut avec lucidité : Tout le monde commet des erreurs (on en trouvera sans doute dans ce livre même !), mais lorsque ces erreurs se perpétuent, s'expriment selon des schémas prévisibles et qu'elles ont de graves conséquences pour les personnes ou les intérêts économiques, alors ces erreurs deviennent des fautes. Il doit être possible de discuter sereinement de la façon de limiter la probabilité d'apparition de ces fautes dans notre espace public. Si les journalistes sont des hommes comme les autres, ils ont une responsabilité supérieure à la moyenne d'entre nous (p 319).