C’est ainsi que, perdue dans ses pensées, la marquise prit place dans la voiture banalisée qui stationnait en bas de chez elle telle une automate, effectuant le trajet jusqu’à la morgue sans prêter attention à rien, ne s’intéressant pas même à la radio qui, entre deux crachouillis, distillaient sa poésie noire et quotidienne, ne s’inquiétant même pas d’aller jeter un œil au cadavre d’une inconnue avant même d’avoir pu se recueillir devant la dépouille de son défunt mari. Ce qui, sans vouloir jouer les philosophes aux sentences définitives (car là n’est pas le propos : nous narratons, nous narratons), tendrait à prouver que, décidément, toutes ces histoires de flics et de voyous sont bien peu morales…
Évanouie, la marquise sortie la veille à dix-sept heures, affolée et hautement perplexe, Sofia Aldobrandi (c’est du moins ainsi qu’elle prétendait s’appeler…), assoiffé et l’esprit pire que tourneboulé, Doumé Alfonsi, remballant son flingue dans sa poche parce que convaincu que les spectres ne craignaient pas les balles, et toujours aussi enrhumé le commissaire Lognon, balbutiant, le mouchoir à la main, quelques mots incompréhensibles, tandis que Milan Moneste le faisait entrer dans sa pièce à vivre puis l’invitait à s’asseoir. « Savez-vous, mon cher Lognon, que de tous mes personnages – et dieu sait si, au cours de ces quatre
décennies d’écriture, j’ai pu en créer, des personnages ! –vous êtes le seul que j’aie autorisé à me rendre visite.
vous, lecteur. Chacun l’avait plus ou moins oubliée la mar-
quise. Tellement longtemps qu’il ne lui était rien arrivé de
Alors, à quoi bon la suivre ! Elle était plus ou moins tombée en déshérence, il faut bien l’avouer, à force de jouer la coquette, et ce notamment en multipliant les fausses sorties. Et puis, elle était devenue, ces derniers temps, tellement discrète (certains sont même allés jusqu'à
la qualifier d'insipide), que personne n’aurait cru possible de la retrouver prise dans le tourbillon d’une pareille aventure.
Outre sa crainte de devoir ingurgiter un thé trop infusé ou des toasts carbonisés parce que tant bien que mal préparés par elle-même (ses craintes étaient fondées : si longtemps qu’elle n’avait rien fait de ses dix doigts), elle eut l’impression d’un total et irrémédiable effondrement de son univers : son marquis de mari,la tête sous le bras, conservé au frais à la morgue, sa bonniche envolée sans crier gare…
Se tenaient là tout penauds, Lognon et Alfonsi, à coup sûr beaucoup plus déroutés que s’ils venaient de retrouver la marquise butée sur le palier de son appartement, lors d’une de ses innombrables sorties sur les coups de dix-sept heures, tout gênés devant ce petit cadavre de bonne femme fluette, dans cette pièce où tout espoir de vie s’était fait la malle depuis longtemps. Ils sont restés là un moment, silencieux et ne sachant pas trop quoi faire de leurs mains, osant à peine croiser le regard de l’autre, passant du corps recroquevillé sous les draps au perroquet empaillé.