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Critique de Presence


Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il contient les épisodes 1 à 4, initialement parus en 2016, écrits par Ed Brubaker, dessinés et encrés par Sean Phillips, avec une mise en couleurs réalisée par Elizabeth Breitweiser. Ces créateurs sont également les auteurs des extraordinaires séries Fatale, Tome 1 : La mort aux trousses et Fondu au noir.

Au temps présent, Dylan (un jeune homme) est en train d'exterminer de la racaille avec son fusil à pompe. Dans un immeuble, il abat un homme à bout portant dans une salle de bain, puis un deuxième dans le salon. Il tire ensuite froidement et méthodiquement sur 2 autres qui viennent de sortir de l'ascenseur. Pendant ce temps-là, sa voix intérieure semble s'adresser à un interlocuteur invisible, évoquant la facilité avec laquelle il est devenu un tueur, la litanie des crimes grands et petits évoqués tous les jours aux informations, le fait qu'un psychopathe est devenu président et que l'avidité mène le monde. Il se fait prendre par surprise par un agresseur, se défend tout en continuant de penser aux individus qui vivent dans ce monde de manière passive en se gavant de divertissement à la télévision. Mais il se reprend en se disant qu'il n'a pas commencé son histoire par le début, et qu'il lui faut revenir en arrière, peut-être un soir de nouvel an 7 ans plutôt quand des mecs ont importuné sa copine de l'époque dans un bus et qu'il n'avait pas la carrure suffisante pour répondre. Ou alors peut-être le jour où il a fait une tentative de suicide en se jetant depuis le toit de son immeuble, après avoir fait une autre tentative aux médicaments quelques années plutôt.

Dylan finit par se concentrer sur quelques semaines auparavant. Il vit alors en colocation avec Mason. Ce dernier fréquente assidument Kira qui leur rend régulièrement visite et qui passe tout aussi régulièrement la nuit avec Mason dans sa chambre. Elle a également été la meilleure amie de Dylan. Puis un soir, il y a un mois, alors que Mason est sorti chercher des pizzas, Kira est venu s'installer sur les genoux de Dylan et l'a fougueusement embrassé, mais elle s'est séparée de lui dès qu'elle a entendu Mason revenir. C'est ce soir-là que Dylan s'est jeté dans le vide du septième étage, malade de solitude. À peine s'est-il élancé qu'il a regretté son geste. Il a miraculeusement survécu à sa chute. le soir même, il voit l'apparition d'une créature surnaturelle dans sa chambre qui le malmène et qui lui explique que le prix à payer pour sa vie sauve est de tuer une personne par mois.

Après la lecture de Fatale et de The fade out (et avant des séries Cirminal et Incognito), le lecteur est prêt à accorder aveuglément sa confiance à ces auteurs. Il sait qu'ils vont réaliser un nouveau récit qui s'inscrira dans la veine du roman noir, avec certainement des éléments d'un autre genre (superhéros pour Incognito) et des hommages à une époque (les années d'après-guerre à Hollywood pour The fade out). S'il n'a rien lu de tout ça, il est vraisemblable qu'il est venu à cette nouvelle série sur la foi de la renommée des auteurs, ou pour la couverture saisissante.

Le lecteur découvre des pages très organiques dans leur apparence, avec une mise en couleurs étonnante. Elizabeth Breitweiser utilise une approche essentiellement naturaliste, mais avec un parti pris artistique. Dès la première case, le lecteur peut voir que la coloriste ne se contente pas de rendre compte des couleurs de manière réaliste. Pour cette première case, elle complète aussi le dessin avec un arrière-plan évoquant l'ombre portée de la fenêtre. Sean Phillips s'investit fortement dans les décors, mais quand il estime que la case a plus d'impact sans (à de rares occasions), Breitweiser vient la compléter soit en évoquant le décor, soit en réalisant un camaïeu reflétant l'état d'esprit ou l'émotion des personnages. La complémentarité est si naturelle que le lecteur peut ne pas s'en apercevoir s'il n'y prête pas attention. de même qu'il peut ne pas remarques certaines teintes inattendues, dont un orange vif pour aux moments les plus violents et brutaux. le travail de la coloriste est remarquable en plusieurs points. Elle rehausse le relief des surfaces, mais sans utiliser de lissage dans les dégradés de teinte, plutôt avec des surfaces irrégulières qui évitent une impression d'embellissement de la réalité, ou d'enjolivement. La plupart du temps, elle utilise surtout des teintes ternes et un peu sombres pour rendre compte d'un quotidien pas folichon, sans être morbide ou désespéré pour autant. Par contraste, la luminosité de Kira ressort, comme si son entrain apportait de la lumière dans le quotidien de Dylan. Elle effectue également un travail remarquable pour rendre compte de la luminosité si particulière de la neige. Elle sait utiliser les effets spéciaux de l'infographie à bon escient, en l'occurrence pour apporter une vie surnaturelle aux peintures du père de Dylan.

Il faut que le lecteur fasse un effort pour dissocier les traits encrés de Sean Phillips, de leur mise en couleurs afin de se rendre compte de leurs qualités. L'approche de l'artiste s'inscrit dans une veine réaliste, mais là encore avec une intention consciente de ne pas l'enjoliver. Il mélange dans ses cases des traits fins pour une partie des contours, et des traits plus épais pour rendre compte de l'irrégularité de ces contours, des ombres portées, avec des aplats de noir irréguliers. Ses personnages présentent une morphologie normale, sans excès de muscle, et s'habillent avec des tenues ordinaires, variées, et adaptées à leur occupation et aux conditions climatiques, ainsi qu'à leur position sociale et leurs revenus. Les expressions des visages sont variées et font apparaître des émotions nuancées et des états d'esprit complexes. Elles sont mesurées, ne marquant fortement le visage que lors des moments de stress intense, comme lors des affrontements physiques, des prises de risques ou des mises en danger.

Sean Phillips met en oeuvre la même approche graphique pour rendre compte des différents environnements dans lesquels se déroule le récit. le lecteur peut se projeter sans difficulté aux côtés de Dylan qu'il se trouve dans cet immeuble où il fait un carnage, assis à une table dans une bibliothèque municipale, aux côtés de sa copine dans les rues New York, dans la petite chambre de son appartement, dans les couloirs d'un hôpital en attendant de régler sa note, ou au volant de sa voiture. L'objectif du dessinateur n'est pas d'en mettre plein la vue au lecteur, mais d'inscrire le récit dans un quotidien banal et normal. S'il y est sensible, le lecteur peut quand même remarquer la vue panoramique sur les immeubles depuis le toit, la belle verrière d'une terrasse, le pavillon de banlieue ordinaire où habite la mère de Dylan, l'urbanisme authentique des rues New York sous la neige, la foule dans les couloirs du métro, l'aménagement intérieure d'une rame de métro déserte, etc. L'aspect ordinaire et banal des différents lieux est l'aboutissement d'une réflexion graphique sophistiquée, à l'opposé d'une paresse picturale ou d'un manque de compétence.

S'il se limite à la dimension graphique de la narration, le lecteur peut facilement se laisser tromper par son apparente innocuité. Mais sa lecture lui montre qu'elle n'est pas synonyme de fadeur et encore moins de vacuité. En fait toutes les scènes semblent aller de soi et couler de source, alors que l'intrigue raconte des événements sortant pour le moins de l'ordinaire. Cependant, Ed Brubaker fait preuve de la même adresse narrative, pour présenter son histoire comme allant de soi, n'ayant finalement rien de si extraordinaire que ça. Dylan n'est qu'un jeune individu désabusé comme les tous ceux écoeurés par l'état du monde, scandalisé par les injustices, dégoûtés par l'impunité et le laxisme, déjà résignés à cet ordre des choses inique et indigne. Sa tentative de suicide raté lui fait prendre conscience qu'il n'a aucune envie de mourir, mais aussi que chaque jour compte. Il décide donc de faire quelque chose, de prendre les choses en main, et d'éliminer quelques nuisibles de la société. le scénariste montre comment il se procure une arme à feu qui ne peut pas être tracée (ce n'est pas si compliqué que ça) et comment il choisit ses cibles. Ce dernier point s'avère plus compliqué, car Dylan veut avoir la certitude qu'il ne commet pas d'erreur, qu'il assassine bien des individus nocifs pour la société, coupables de crimes graves. Finalement tout cela est bien logique et légitime.

C'est toute la force de la narration du scénariste que de rendre plausible et normal le comportement de son personnage principal. Il apparaît dès le début qu'il se livre à une étude de caractère. Toutes les séquences mettent en scène Dylan et la moitié comporte les commentaires de sa voix intérieure, soit sous forme de cellule de texte, soit sous la forme de courts paragraphes dans une colonne, les dessins occupant l'autre moitié de la page également dans une colonne. La scène d'ouverture alpague tout de suite le lecteur avec cette tuerie méthodique de sang-froid, avec sa violence et sa brutalité. L'intrigue est mise sur les rails avec un individu qui va prendre la loi entre ses mains pour éliminer les éléments nocifs de la société. le lecteur tombe toutefois sur des éléments inattendus comme la tentative de suicide, ou un conte extrait de Les mille et une nuits, ou encore une référence à Frantz Kafka et une autre à Vladimir Nabokov. Il est pris à contre-pied quand le surnaturel fait irruption, à la fois sous la forme d'un spectre se manifestant directement et seulement à Dylan, à la fois par les peintures du père de Dylan. Ed Brubaker maintient l'incertitude quant à la réalité de cet élément surnaturel, laissant le lecteur choisir s'il doit le prendre au premier degré (il y a déjà eu des éléments surnaturels dans les séries précédentes du duo Brubaker & Phillips) ou s'il s'agit d'une métaphore du désordre mental de Dylan (au vu de ses actes, ce ne serait pas si étonnant).

De séquence en séquence, les auteurs dessinent le portrait d'un jeune homme avec un vision égocentrique du monde, absorbé par ses propres réflexions, convaincu de son inutilité, cherchant un but. Mais il est également possible d'y voir une histoire d'amour, un récit cathartique (un gentil jeune homme normal éliminant les immondes criminels), un questionnement sur l'absurdité de l'existence et ses étranges bizarreries, à ce titre l'adolescence de Kira confrontée aux pratiques échangistes de sa mère décroche le pompon. Sous des dehors de thriller et de justice expéditive, Ed Brubaler regarde la vie d'un drôle d'air, son personnage faisant bon usage de sa propension à l'introspection.

Décidément, le lecteur en vient à se demander si le duo Ed Brubaker & Sean Phillips peut rater une histoire. Ils continuer d'évoluer dans le genre du polar, avec une touche de surnaturel (peut-être) utilisant les conventions du genre pour servir leur récit, jouant avec la violence, à la fois pour ce qu'elle a de cathartique, mais sans édulcorer sa brutalité écoeurante, emmenant le lecteur dans la logique d'un jeune homme bien parti.
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