Il y a à boire et à manger dans cet essai…
On pourra ainsi déplorer quelques approximations de l'auteur, qui oublie notamment que
Jacques Chirac, dans son discours de 1995, sur la rafle du Vel d'Hiv, n'a pas accusé le gouvernement de Vichy mais bel et bien l'État français : « Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'État français » (
Jacques Chirac, discours du 16 juillet 1995 lors de la cérémonie commémorant la rafle du Vel d'hiv du 16 et 17 juillet 1942). Or, d'État français, libre et indépendant, il n'y avait point à cette époque. Cela dit sans dédouaner les collaborateurs zélés, depuis le sommet jusqu'en bas de la pyramide.
Autre chose, la chasse aux sorcières, qu'on se le dise une fois pour toutes, fut essentiellement le fait des laïcs et non de l'Église, contrairement à ce qu'avance l'auteur. S'agissant des Croisades, l'auteur semble aussi ignorer l'Histoire et répéter la doxa dans l'air du temps, à savoir que les chrétiens seraient gratuitement venus agresser les musulmans, omettant de dire que ces derniers leur avaient interdit l'accès aux lieux saints du christianisme.
Ce qui n'empêche pas Bruckner de fustiger avec raison l'entrisme islamique, notamment grâce à ce concept malhonnête d'islamophobie qui se voudrait un racisme comme un autre : « Nous assistons bien à la fabrication planétaire d'un nouveau délit d'opinion analogue à ce qui se faisait jadis dans l'Union Soviétique contre les ennemis du peuple. »
Quant à l'atlantisme de l'auteur, il est à l'occasion caricatural, entre autres lorsqu'il défend l'interventionnisme américain au nom de la démocratie – rappelons que le présent essai a été publié en 2006, tandis que les États-Unis mettaient à feu et à sang le Moyen-Orient, sous le prétexte fallacieux que
Saddam Hussein – peu recommandable il est vrai – détenait des armes de destruction massive.
On peut ainsi lire que l'Amérique montre alors qu'en intervenant elle est capable de « s'élever au-dessus de ses intérêts immédiats » (sic). À sa défense, Bruckner sait aussi voir « l'avidité économique » et « le messianisme démocratique » des États-Unis, dont les dégâts sur le monde ne sont plus à démontrer. « Mais ils ne connaissent pas ces vagues d'autodépréciation qui affligent en Europe toute une société et en affecte durablement l'humeur », précise-t-il à leur crédit. Vérité qui tend à ne plus l'être en 2022, avec la tyrannie wokiste qui règne outre-Atlantique.
Et de pointer en miroir l'individualisme européen que Bruckner illustre par
Jean Giono, qui préférait effectivement être « un Allemand vivant qu'un Français mort ». Sauf qu'il omet de dire que l'expérience de la Première Guerre mondiale a durablement traumatisé
Giono, notamment son passage à Verdun !
Toutefois, à bien des égards, ce texte est très pertinent. Bruckner pourfend ainsi cette pénitence stérile, sans pour autant exonérer l'Occident de ses crimes, mais sans non plus en faire un instrument d'autoflagellation perpétuelle – qui frise le ridicule lorsqu'on découvre qu'un avocat exige des réparations financières pour la traite des Noirs. Pourquoi ne pas demander alors réparation pour les crimes commis par César en représailles du soulèvement gaulois contre Rome ?! « La repentance tous azimuts est contemporaine du dernier âge de l'État : celui de son affaissement », écrit l'auteur. On ne peut qu'acquiescer.
Face à cette culpabilité imprescriptible de l'Occident, Bruckner avance ceci : « Faut-il rappeler cette évidence : que les Africains, comme les Asiatiques ou les Français, sont les seuls responsables de leur développement et ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes de leur retard, quelle que soit par ailleurs la dureté du système international. »
Bruckner dénonce aussi une certaine obscénité mémorielle qui consiste, par exemple, à « raccrocher le petit wagon de la conquête de l'Algérie au grand train de la Shoah ». Il parle de « litige généralisé » où chacun voudrait, dans une concurrence mémorielle, se hisser au niveau de l'extermination des Juifs d'Europe. Juifs qu'on jalouse en quelque sorte (sic) et auxquels on ne pardonne pas de s'être construit un État.
Pire, dans une « mystique de l'altérité », qui brise toute possibilité d'unité nationale, s'agissant de la France, « sous prétexte de célébrer l'idée de diversité, on instaure à la fois la séparation des hommes et leur inégalité puisque certains, du seul fait d'exister, jouissent d'avantages prohibés aux autres. » Et l'on « réclame la punition des favorisés plutôt que l'amélioration du sort de tous. »
Cependant, qu'il est étrange de vanter la démocratie, le dialogue des cultures et autres étoiles du firmament de la bienveillance, tout en professant une fermeté impitoyable à l'égard d'un peuple de misère qui se révolte. Je veux parler des Gilets jaunes, que je filme et photographie depuis bientôt quatre années, et que l'auteur de cet essai a traités avec un impitoyable mépris, à l'instar de ses petits camarades nouveaux philosophes, BHL en tête. Passons…