Dans "Famine et politique", un court ouvrage très pédagogique,
Sylvie Brunel martèle un message simple : il n'existe plus au XXe siècle de famines naturelles. La famine n'est plus aujourd'hui le produit de la fatalité, de la nature, de la surpopulation, mais la conséquence de l'action de l'homme. En un mot, la famine est politique.
Les Cassandre malthusiens de tous bords se trompent quand ils agitent le spectre d'une famine globale. Quoi qu'en pensent R. Dumont ou L. Brown, le monde peut nourrir le monde : les ressources alimentaires mondiales, grâce aux progrès de l'agronomie, fournissent 2700 calories par personne alors que les besoins physiologiques sont estimés à 2000. Mais cela suppose une répartition homogène de la manne alimentaire, ce qui est loin d'être le cas. le Nord concentre la nourriture, le Sud n'y a pas toujours accès. Malgré la remarquable action de la Food Agriculture Organization (FAO), on compterait aujourd'hui 800 millions d'affamés.
Encore faut-il être prudent dans les mots que l'on emploie. Il faut distinguer famine et malnutrition. La malnutrition est le déséquilibre de l'alimentation. Elle est la conséquence de la pauvreté, de l'ignorance, du sous-développement; elle est individuelle, diffuse, permanente. La famine n'est pas seulement une malnutrition aggravée. Elle consiste en une rupture absolue de nourriture pour des populations entières, entraînant à brève échéance la mort si rien n'est fait pour interrompre le processus. Au contraire de la malnutrition, c'est un phénomène collectif, localisé et temporaire.
Autant la malnutrition est difficile à combattre (ses ressorts sont tout à la fois physiologiques, psychologiques, sociologiques, politiques), autant la famine constitue dans le monde d'aujourd'hui une aberration tant sa prévention et son éradication sont aisées. L'expertise géographique et agronomique est désormais si grande que les situations de pénurie alimentaire causées par une catastrophe climatique sont aisément prédictibles. Compte tenu des ressources alimentaires présentes dans la région ou mobilisables dans les pays développés, la disponibilité de nourriture n'est jamais un problème : "Toutes les famines du XXe siècle se sont produites alors même qu'il aurait été possible de mobiliser une production alimentaire suffisante pour éviter aux peuples visés de mourir de faim", écrit S. Brunel. C'est l'accès des populations à cette manne qui pose problème. Réfléchir en termes de droits d'accès à la nourriture est la percée conceptuelle qui a valu à
Amartya Sen le prix Nobel d'économie en 1998.
L'un des principaux apports des travaux de
Sylvie Brunel est une typologie des famines en trois catégories. La famine à l'âge moderne fut longtemps une arme politique, provoquée pour entraîner la mort d'une population ennemie ou rebelle. A l'âge de la mondialisation de l'information, ces famines provoquées doivent être niées pour se perpétrer. C'est le cas de la famine qui frappe les Rohyngias, à l'ouest de la Birmanie. Deux nouveaux types de famines caractérisent l'époque contemporaine. Au lieu de frapper les ennemis du pouvoir, elles frappent ses propres populations. L'objectif n'est pas de les éliminer, mais d'attirer la manne de l'aide humanitaire et d'asseoir sa légitimité politique par le contrôle de l'accès à la nourriture. Ces famines utilitaires se divisent en deux groupes : les famines exposées (Corée du Nord, Irak, Ethiopie) et les famines créées de toutes pièces (Sierra Leone, Liberia).
Qu'elle soit niée, exposée ou créée, la famine peut être combattue. Ce n'est pas une question de faisabilité technique, mais de volonté politique. Or, si le droit international public reconnaît le droit pour tous à l'alimentation, rien n'est fait, plaide S. Brunel, pour combattre les affameurs.