Voici la traduction française (publiée en 1986) d'un essai particulièrement "fouillé" de
Peter BUCHKA, compatriote et ami de
Wim Wenders ; fort de ses quatre premières parties de 1983, auxquelles s'ajouta la cinquième exclusivement consacrée en 1985 à "Paris, Texas", ses grandes richesses analytiques "se méritent", comme on dit... Notre amie Michfred vous l'a déjà présenté céans en 2015. Cet ouvrage ne vous sera certes pas d'un abord aussi aisé que peut l'être le très lyriquement descriptif mais également passionnant ouvrage grand format du cinéphile français
Michel BOUJUT (dans son édition originelle de 1982, qui sera augmentée, elle aussi, d'un chapitre "Paris, Texas" en 1986) consacré lui aussi au cinéaste-chantre de l'errance et du voyage intérieur :
Wim WENDERS, natif de Düsseldorf (Rhénanie du Nord-Westphalie) en 1945.
Tout comme "l'ami Boujut",
Peter BUCHKA possède une très grande culture : cinématographique et littéraire, mais aussi - et c'est ce qui le distingue - philosophique et spécifiquement "germaniste". Quelqu'un qu'on qualifierait volontiers d' "intellectuel pur" : ses phrases sont longues et sinueuses mais leurs démonstrations assez implacables...
Grâce aux 90 photographies extraites de la pellicule cinématographique (dont on perçoit parfois "le très gros grain" charmeur des pellicules 16 mm) parsemant ces 200 pages de la version française due à
Christophe Jouanlanne, les associations de ces images avec le texte (à l'appui de ses thèses) deviennent éloquentes, imposent des évidences et nous rappellent le charme des plans de ses six premiers court-métrages (réalisés de 1967 à 1970), de son unique moyen-métrage tourn pour la télévision ("Aus der Familie der Panzerchsen"/ "Die Insel" ou "La Famille Crocodile" / "L'île", 1974) et bien sûr, de ses inoubliables onze premiers longs-métrages (tournés de 1970 à 1984).
Un exemple ? La juxtaposition en vis-à-vis (quasi-pleine page) pages 68 et 69 de la reproduction noir-et-blanc du fameux tableau "Der Wanderer über dem Nebelmeer" /"Voyageur contemplant une mer de nuages" (1818), huile sur toile 94,4 × 74,8 cm de notre cher
Caspar David FRIEDRICH (1774-1840), peintre dit "romantique allemand" [qui inspira quelques pages de notre "Grand Large" personnel & fictionnel de 2013] et du cliché noir et blanc extrait de la pellicule cinéma couleurs du plan final de "Falsche Bewegung"/"
Faux Mouvement" (1975) de
Wim WENDERS. Ce type d'intuition géniale et ce sens de l'observation extraordinaire rendent immédiatement proches deux personnages pareillement vus de dos et contemplant des splendeurs : pour le tableau, l'ami précocement disparu du peintre Friedrich contemplant dans les brumes le massif gréseux de l'Elbe avec à l'arrière-plan le Zirkelstein et le mont Rosenberg ou le mont Kaltenberg ; pour l'acteur du film, Rüdiger Vogler (interprétant le "moderne" apprenti-écrivain/dramaturge Wilhelm Meister de
GOETHE, serré dans son trench-coat et valise à la main, faisant face au Zugspitze, point culminant de l'Allemagne situé au coeur de la Bavière alpestre.
La patrie de "Herr"
Johann Wolfgang von GOETHE (1749-1832) quasi-disparue, décevante, souillée par la médiocrité des crimes planétaires du "Drittest Reich" ; si l'Allemagne défaite a dû renaître de ses cendres en 1945, soutenue par l'argent des Américains, le cinéma a lui-même a été l'objet du d'une renaissance "miraculeuse" (en tout cas inespérée) au début des années 1970.
Le Chapitre 1, "Evolutions", retrace tout le parcours artistique du cinéaste Wenders. L'aspect volontiers précaire (mais point) chaotique de la production, la constance de l'idée directrice - un être humain tente d'échapper à la gangue de sa "patrie" en s'improvisant voyageur : Hans (
Hanns Zischler), fraîchement sorti de prison dans "Summer in the City" (1970)... l'assassin de circonstances Bloch (Arthur Brauss) errant dans "
L'angoisse du Gardien de but au moment du pénalty"... La courageuse Hester Prynne (Senta Berger), portant fièrement la lettre de l'Adultère et bravant le puritanisme des villageois, s'évadant enfin avec sa fille Pearl au plan final de "
la Lettre écarlate" (1972) dans cette très brillante et très fauchée adaptation en couleurs du roman de
Nathaniel HAWTHORNE... L'apprenti-journaliste Philip Winter (Rüdiger Vogler) explorant en 1973 l'Amérique, armé d'un appareil-photo Polaroïd avant de devoir passer ses journées à retrouver les traces de la mère disparue (Lisa Kreuzer) puis sillonnant les ruelles de Wuppertal à la recherche de la maison qu'habitait la grand-mère de la jeune Alice (Yella Rottländer) d' "Alice in den Städten"/ "Alice dans les villes" (1973)... Wilhelm Meister (Rüdiger Vogler) mis doucement mais fermement à la porte de chez lui par sa mère dans leur ville si provinciale de Heide, mis en devoir de partir explorer l'Allemagne des années 1970 de "Falsche Bewegung"/ "
Faux mouvement" (1974) sur un scénario de l'ami écrivain autrichien
Peter HANDKE...
Le Chapitre 2, "Patrie naufragée", explore l'arrachement impossible aux liens de culpabilité qui s'impose à tous ces apprentis-voyageurs...
Le Chapitre 3, "L"énergie de la vie", fait la part belle aux tribulations des personnages inoubliables et désespérés de "Der Amerikanische Freund/ "L'ami américain" (1977) adapté du roman "Ripley's Game"/
Ripley s'amuse" (1974) de l'écrivaine américaine
Patricia HIGHSMITH : l'encadreur leucémique
Jonathan Zimmermann (Bruno Ganz), le trafiquant Tom Ripley (Dennis Hopper), l'épouse patiente Marianne Zimmermann (Lisa Kreuzer), le peintre new-yorkais faussement décédé Derwatt (
Nicholas Ray), le gangster Minot (Gérard Blain)... Suivent les interrogations existentielles des membres de l'équipe de tournage "ensablée" à Sintra (Portugal) face à l'Atlantique et ses rêves (déçus) d'Amérique dans "Der Stand der Dinge" / "L'état des choses" (1982), distingué par une récompense festivalière (à Venise : "Lion d'Or"). On suit également de très près les quatre années (1978-1982) d'âpres luttes du cinéaste germano-européen suite à la "commande" du producteur Francis Ford COPPOLA, tenant tête à ce dernier pour finalement imposer sa vision personnelle de "Hammet" (histoire d'un détective employé par l'agence Pinkerton se lançant — tel un Wilhelm Meister qui aurait lutté plus âprement — dans une carrière d'écrivain de "romans noirs" autant que "policiers")...
Le Chapitre 4, "La force des signes" est une magistrale analyse de la sémiologie d'une esthétique cinématographique.
Le Chapitre 5 [additionnel], "La dimension nouvelle : Paris, Texas", traite longuement du tournant artistique que constitua dans la carrière déjà passionnante de
W.W. son "Paris, Texas" (1984), dûment ponctué par la bande originale du maître-guitariste
Ry Cooder et aussitôt couronné par une nouvelle récompense festivalière (à Cannes : "Palme d'Or").
Quoi qu'on pense de l'évolution future (à partir de 1986) de l'artiste, le "Wenders Nouveau" était donc advenu — celui qui deviendra l'artisan de la poésie en images de "Das Himmel über Berlin"/ "
Les ailes du désir" en 1987, ... mais se rendra également responsable du calamiteux "Jusqu'au bout du monde" (1991) et de quelques autres pathétiques boursouflures ultérieures, sortes d'objets d'allure cinématographique, bavards et sentencieux... Il y eut encore au fil du temps (Dieu merci !) de très émouvantes réussites telles son nostalgique "Lisbon Story" (1994), sa fameuse redécouverte des artistes héritiers du "son" cubain dans "Buena Vista Social Club" (1999) et, en co-réalisation avec Juliano Ribeiro Salgado, "Le Sel de la Terre" (2014), hommage au travail exceptionnel du photographe
Sebastião Salgado.