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Critique de berni_29


Vent d'Est, vent d'Ouest, ce sont des vents contraires qui s'affrontent comme dans un conflit, celui de la jeune et de la vieille Chine. Nous sommes dans la Chine de 1920, nous faisons connaissance avec cette famille noble dont les ancêtres révérés « habitent cette antique cité depuis cinq cents ans ».
La narratrice est une jeune fille encore adolescente, Kwei-Lan, qui vient d'être mariée à un jeune homme qu'elle ne connaissait pas. C'est l'usage, ils étaient déjà désignés pour ce mariage depuis leur naissance, peut-être même avant...
Les premières pages se déploient comme une lettre qu'elle adresse à une amie, à une sorte de soeur... Derrière cette sororité, c'est peut-être à nous qu'elle adresse ses mots. Ils traversent l'espace et le temps. Elle nous ouvre ainsi les portes massives interdites aux étrangers que nous sommes.
Nous découvrons ces traditions que certains croit vraies, auxquelles certains obéissent comme au poids d'une fatalité.
Ici, les servantes, les nourrices, les esclaves se chuchotent des histoires de magie noire, tandis que dans la famille de Kwei-Lan, les concubines se succèdent autour du père, comme des guêpes autour d'un fruit mûr. Parfois l'une d'elle est répudiée du jour au lendemain sans explication et, blessée, cherchera parfois à vouloir mourir... C'est un destin immuable depuis des millénaires.
Deux événements vont troubler la quiétude millénaire empoussiérée qui gît derrière ses lourdes portes.
Tout d'abord il y a le mariage de la narratrice avec ce jeune chinois qui revient d'Europe où il a effectué ses études de médecine. C'est déjà quelque chose de choquant pour la famille de Kwei-Lan ! Une forme de trahison, un crime de lèse-majesté... Les premiers temps de ce mariage ne seront pas sans bousculer la jeune narratrice dans ses certitudes naïves héritées de ses ancêtres.
Mais l'autre douleur de la famille, le coup de poignard viendra du frère de Kwei-Lan, le fils unique tant idolâtré parce qu'il est justement le fils unique, l'héritier mâle... Ayant traversé les mers pour s'établir en Amérique, il revient vers le berceau familial avec une femme occidentale et annonce son mariage avec elle...
L'une des scènes les plus belles, comme le début d'une métamorphose, d'un accomplissement, est celle où l'époux de Kwei-Lan convainc et aide celle-ci à enlever les bandages qui enserrent ses petits pieds dans des étaux, comme il sied aux femmes de sa condition... Ce simple geste physique devient brusquement comme les premiers pas encore fragiles, maladroits, de pieds balbutiants qui vont tâtonner vers l'éveil, tournant le dos à des siècles d'enfermement... Ce jeune époux, de surcroît médecin nourri de valeurs positives, devient alors pour elle comme son guide, la réveillant de son obscurité, l'amenant sur le seul territoire où il rêve de la voir s'éveiller, elle-même dépouillée du poids des rites, libre et authentique, révélant enfin un autre visage, son corps, ses pieds, ses gestes, son coeur, le chemin paré à l'amour...
Les portes massives qu'ouvre ce récit sont des courants d'air qui emportent et balaient les mensonges, les superstitions dont se nourrissent les coutumes ancestrales.
C'est un vieux monde en perdition qui tangue. Les vieilles fondations s'écroulent.
Mais les rites ont la vie dure...
Ce roman des contrastes, bien que tout en retenue, est d'une puissance vertigineuse. Kwei-Lan est un magnifique personnage féminin dont l'émancipation force le respect. Elle ne cesse de trouver son mari étrange, s'offusque, résiste, s'étonne, essaie de comprendre, puis s'éveille, avance à contre-courant, déchirée, terriblement attachée à son frère, cherchant à son tour à obtenir la compréhension de ses parents, puisqu'il s'agit de plaider contre ses ancêtres en faveur de l'amour.
Son coeur parfois devient comme la corde tendue d'une harpe, prête à se rompre. Mais l'amour de son époux lui donne l'audace de braver les rites millénaires...
« Je suis comme un pont fragile, reliant à travers l'infini le passé et le présent. »
En contrepoint de cette histoire, telle une sentinelle de la tradition, la mère est elle aussi un personnage magnifique. Comment comprendre le coeur d'une mère dévastée par les fissures qui lézardent les murs qui servaient de rempart à l'abri du temps et aux vicissitudes extérieures.
Il n'y a plus de place pour le frère qui revient dans cette société ancestrale figée par des siècles de coutumes, ce fils qui s'apprête à épouser une étrangère qu'il aime et qui l'aime, sans le consentement de ses parents ni l'approbation de la tradition.
Ici l'obéissance aux parents et à la coutume est le fondement de l'État et le devoir d'un fils...
C'est le livre d'une transformation, d'une métamorphose...
Vent d'Est, vent d'Ouest, ce sont deux forces dévastatrices qui s'opposent, c'est comme deux versants impossibles à se rejoindre, l'incompréhension où aucun compromis n'est possible...
Pearl Buck, avec une grâce dans l'écriture , m'a entraîné dans ce récit devant lequel j'hésitais à venir depuis longtemps. Je craignais de découvrir un roman daté, au thème un peu suranné... Loin s'en faut, c'est un très beau roman des contrastes et de l'apprentissage, récit de l'émancipation d'une femme et sa lecture a été un pur enchantement.
Pearl Buck ne savait sans doute pas, sauf à être visionnaire, que son roman résonnerait avec une terrible modernité cent ans plus tard pour faire écho au joug que subissent encore des millions de femmes sur la planète à cause de la loi des hommes qui imposent les mariages forcés au nom des seules religions fondées par eux et pour eux...
Puissent de nouveaux vents contraires venir un jour fracturer les portes massives, dévaster les obscurantismes, défaire les niqab !
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