Une jeune boursière africaine jette l'ancre en Belgique. C'est dans les années 60, une période charnière où des marginaux, hippies et beatniks, rêvent de réinventer l'Occident. S'enclenche alors une chute libre, une véritable descente en enfer de notre narratrice, dépassée par le choc culturel et le bouillonnement d'un monde qui se récrée.
Dédoublement de la personnalité
Le nom qu'elle porte,
Ken Bugul, « personne n'en veut » en wolof, incarne parfaitement son enfance traumatisante. Très tôt, sa mère la quitte pour une destination inconnue. Même si la narratrice la retrouve une année après, ce départ inopiné laisse en elle un inextinguible sentiment de solitude qui ne favorise guère une quelconque complicité avec les siens. Rejetée, elle se rabat corps et âme sur l'école française coloniale tout en rêvant de devenir une occidentale à un peu à l'image de son frère intellectuel qui vit à Dakar. Dès lors son âme se dédouble, une partie occupée par la petite fille solitaire, l'autre par celle qui entend grâce à l'alchimie de l'école des Blancs se muer en femme occidentale, civilisée.
Ken la solitaire
C'est un personnage triplement solitaire. le départ de la mère à bas âge lui a tout simplement ravi son enfance et imprimé dans son for intérieur une solitude incurable. Elle continuera d'en porter les traces même à l'âge adulte. le ressentiment contre celle qui l'a mise au monde est si grand qu'elle la considère déjà comme morte. Ensuite, la mort du père est un second couteau insinué dans sa chair. le plus dur est que ce moment tragique la trouve loin du pays, en Occident. Certes, ses rapports avec le père sont ambigus, troubles. « Je le regardais, l'aimais, et souhaitais ardemment le connaître plus. Je le voulais père ; je le voulais mon père, mais c'était plutôt l'aïeul. Je ne partageais avec lui que poésie et rêve. J'aurais voulu que d'autres sentiments nous ébranlent… » Effondrée, elle a l'impression d'avoir perdu ses deux parents quoique sa mère vive encore. Sans doute c'est la voix du sang qui parle puisque notre héroïne s'est toujours sentie exclue de sa famille. Il semble qu'elle ignore jusqu'à leur nom propre, se contentant de les nommer, le père, la mère, le frère, la soeur. La neutralité de l'article défini prouvant à plus d'un titre cette distanciation familiale. Troisièmement, c'est le mal du pays qui la submerge, l'attriste, la pousse à tout bout de champ à faire des comparaisons sur les détails de la vie en Europe avec la naïve simplicité de sa vie villageoise. Elle se sent terriblement solitaire dans ce monde qui la dépayse, l'ignore à tel point qu'elle se décide de rentrer au bercail, frustrée en plus de ne pas avoir retrouvé ses racines identitaires « gauloises » (Vos ancêtres les Gaulois, lui apprenait-on à l'école).
Ken l'occidentale
Mise sur une voie de garage, elle pense, dès sa tendre enfance, trouver son salut dans la femme occidentale qu'elle se projette de devenir. L'école française est un exutoire, un tremplin. Boursière, elle débarque en Belgique dans le grand but de se frotter avec le monde de ses délires et de ses rêves de réincarnation, de transmutation identitaire. Par malheur, elle arrive dans un monde qui doute et ne pense qu'à se réinventer sous la houlette d'une jeune génération insatisfaite. Happée par ce courant, elle tombe facilement dans l'insouciance à la mode, la drogue, la prostitution, fréquente des lieux mal famés, s'essaie à l'homosexualité. C'est en effet le mode de vie des jeunes Blancs avec lesquels elle fraie au détriment de ses compatriotes. Comme on dit dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es. Malheureusement, elle se rend rapidement compte qu'on ne l'accepte que par le simple fait qu'elle est différente, et avoir une amie africaine dans un monde qui veut se déculpabiliser de son passé colonial, s'ouvrir à d'autres horizons, est un sceau d'originalité suscitant l'admiration. Cette reconnaissance, cette identité nouvelle pour laquelle elle se bat depuis des années ne lui est point accordée. Son chaos intérieur s'exacerbe et précipite sa chute libre. Ken justifie sa perte de repères, son aliénation par son enfance non vécue conjuguée au complexe de l'ancien colonisé.
Une quête inassouvie d'une identité
Ce roman de formation est aussi un roman psychologique. La narratrice entraine doucement le lecteur dans la profondeur de son monde intérieur, aidée par une écriture sans prétention qui alterne sobriété et poésie, profondeur et méditation, abysses et crête. Toute sa vie est la quête perpétuelle d'un soi éparpillé, sans essence. Elle ressemble à une apatride qui parcourt le monde à la recherche d'une identité qu'elle n'a jamais possédée. Qu'elle ne possédera jamais. Même quand elle rentre à la fin du livre au pays, elle se rend compte que « le rétablissement était devenu impossible ». Elle a manqué en effet son rendez-vous avec le baobab de son village natal, qui en est devenu fou et en est mort. Ce rendez-vous manqué est sans doute aussi celui de l'Afrique avec ses racines, son histoire, son identité profonde bafouée par les civilisations qui l'ont occupée et aliénée ? En conflit avec sa propre âme, l'Afrique a voulu se réconcilier avec l'avenir, à l'aube des indépendances, en oubliant malheureusement ses racines sous les décombres de l'histoire.
Roman ou autobiographie
Bien que la catégorisation du livre dans le domaine du roman rejette systématiquement son caractère autobiographique, le lecteur se pose des questions touchant la même identité portée par l'auteur, la narratrice et le personnage principal. Selon
Philippe Lejeune le récit autobiographique est principalement fondé sur la fusion de ces trois « je », constituant une seule et même personne. Et c'est exactement le cas dans cette oeuvre quoique l'auteur l'ait intitulée roman. Sans doute une recette de
Ken Bugul pour ne pas assumer le chaos d'une vie dissipée, déréglée, éparpillée. Tout compte fait l'histoire démarre lentement et ne prend véritablement de la consistance et de la vitesse que vers le quart du livre. le lecteur est alors plongé dans le vif des événements et n'a pas un autre choix que celui de suivre
Ken Bugul sur le chemin cahoteux de son aventure européenne. Un électrochoc subi par la plupart des primo-arrivants.