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Critique de LadyDoubleH


Bon allez, j'annonce directement la couleur : ce roman m'a éblouie. L'évidence du coup de coeur m'a frappée dès le début de lecture. L'impression que des vannes venaient brusquement de s'ouvrir, un fourmillement, une jubilation. Élan, enthousiasme, admiration. le besoin constant d'y revenir, l'envie de noter des pages entières, de relire certains passages pour comprendre saperlipopette mais comment réussit-elle à en dire autant ?! L'impression sidérante d'avoir été téléportée, à une autre époque, dans une autre vie. Un récit passionnant qui offre autant de contenu que d'émotion. Et quel humour !

Milkman était sur mes étagères depuis quelques semaines et j'attendais le bon moment pour m'y plonger, pensant que la prose serait ardue et l'histoire pas forcément très attachante. En fait, Milkman, c'est tout le contraire. J'ai eu envie de le commencer en lisant la chronique de Sonia (à découvrir sur son blog Books, moods and more, ici – un grand merci à elle). Bien sûr, en bonne brestoise habituée à un océan à seize degrés au mois d'août, avant de plonger j'y ai trempé un orteil et demi – histoire d'être sûre de ne pas y laisser des plumes… Verdict : au bout de même pas deux pages, je faisais le sous-marin en éclaboussant partout, transformée d'allégresse en chien fou.

Certes, Milkman est un roman singulier, et le flux de conscience de la narratrice impose des pauses régulières pour reprendre son souffle. L'action est lente, mais l'ivresse – et souvent les émotions –, intense(s). Pendant cette lecture, j'ai vécu une immersion comme jamais auparavant dans l'époque des Troubles en Irlande du Nord.

Dans ce roman, personne n'est nommé, aucun lieu, aucun pays. C'est « peut-être-petit-ami », « troisième beau-frère », « première soeur »… Il y a les gens « de l'autre côté de la route », ceux « de l'autre côté de l'eau » et « de l'autre côté de la frontière ». Honnêtement, je pensais ne pas accrocher à cette absence de noms, ou qu'au mieux cela alourdirait considérablement ma lecture ; et bien pas du tout. On se fait très bien à ces noms génériques pour la famille, les amis, les voisins, les Protestants, les Britanniques, ceux de la République d'Irlande, et au contraire, tout prend beaucoup plus de corps – et de vision –, dans cette distanciation anonyme.

« Tous les jours de la semaine, qu'il pleuve ou qu'il vente, sous les balles ou sous les bombes, en période d'accalmie ou en pleines émeutes, je préférais rentrer à pied en lisant mon tout dernier bouquin. Un livre du dix-neuvième siècle, à tous les coups, car je n'aimais pas ceux du vingtième, comme je n'aimais pas ce siècle. »

Milkman, c'est le monologue intérieur d'une jeune femme pendant une guerre civile qui ne dit pas son nom. Soeur du milieu d'une fratrie (très) nombreuse, elle aime lire en marchant et ne pas se faire remarquer, mais devient brusquement la cible des commérages de toute une communauté, lorsqu'un laitier qui n'en est pas un s'intéresse à elle – plus âgé, marié, haut placé chez les paramilitaires renonçants-à-l'État : la rumeur publique leur prête derechef une liaison. Elle nous emporte dans sa vie, au fil de l'eau, de fil en aiguille, la vie de ceux qui « tentent de vivre en civils des vies aussi ordinaires que les problèmes politiques, ici, le permettaient ». Elle raconte et explique, s'interroge et digresse, essaye de comprendre mais voudrait aussi ne rien savoir sur cette réalité de la vie de tous les jours, dans laquelle tout devient politique, même gagner à une loterie le carburateur d'une voiture dont on est raide dingue, avoir un chien ou regarder un coucher de soleil. La rumeur et les commérages s'emparent de tout et le plus souvent, de rien, pour en faire une montagne, voire un piège. Elle raconte comment les vies sont broyées par l'époque et ses continuelles et aliénantes violences militaires et sociales – et on plonge avec elle.

« C'est que je ne parlais de rien à personne – en partie parce que je n'avais pas l'habitude de confier quoi que ce soit à qui que ce soit, en partie parce que je n'aurais pas su comment ni quoi dire, et en partie aussi parce que je n'étais pas encore sûre qu'il y ait quoi que ce soit de précis à raconter. »

Il y a du génie dans la plume d'Anna Burns, fluide, rythmée et parfaitement maîtrisée. Elle met en scène tout un monde, une galerie de personnages pittoresques, et l'ensemble est à sa place en perpétuel mouvement, chaque digression apparente servant un but précis. Elle va du général au particulier, de son histoire à l'Histoire, du district à la ville, de l'individu à la société, puis elle nous recentre sur le roman présent par une anecdote, un lieu, une rencontre, avant de recommencer plus loin, plus tard, son assaut d'un horizon plus vaste. L'ensemble est passionnant, souvent implacable et glaçant, mais toujours l'auteure, en allant de plus en plus loin dans la réflexion, distille avec habilité humour, auto-dérision et pincées de légèreté, ce qui rend ce roman à l'équilibre impeccable purement addictif. La traduction admirable de Jakuta Alikavazovic est aussi à saluer.

« Attends un peu, j'ai fait. Tu veux dire que lui peut se balader avec du Semtex mais que moi je ne peux pas lire Jane Eyre en public ? »

A mesure que j'avançais dans ma lecture, j'ai également ressenti avec intensité la portée universelle de Milkman. La distanciation anonyme met en lumière les mécanismes à l'oeuvre dans la rumeur publique, la manipulation, les pressions sociales, et permet de percevoir avec une grande acuité comment une situation politique donnée peut déboucher très vite sur un système totalitaire verrouillé à tous les niveaux de la société. Comme Orwell racontait Winston Smith en 1984, la novlangue et le double-penser, Anna Burns nous laisse ici entendre la voix de Soeur du milieu, « de ce côté-ci de la route ». Une voix unique, splendide d'intelligence et d'émotion, de profondeur et d'humour. Et nous ? Où en sommes-nous ?

Milkman est un roman singulier, un pur chef d'oeuvre à la portée universelle. Ne passez pas à côté, il est à découvrir absolument !

« C'était, sous les traumatismes, sous l'obscurité, une normalité qui essayait d'advenir. »
Lien : https://lettresdirlandeetdai..
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