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Critique de jyrille


Parue entre 2010 et 2014, la trilogie X'ed Out en VO (à lire Crossed Out, ce qui signifie biffé, rayé, barré, effectué…), Toxic en VF, est l'avant-dernière oeuvre de Charles Burns. A l'heure où j'écris ces lignes, Vortex, un nouvel album compilant des inédits de la série, devrait être parue, ainsi qu'un nouveau roman graphique, Love Nest.

Charles Burns, auteur américain né en 1955, n'a pas une pléthore d'albums à son actif. Il illustre pour la publicité ou des tirages limités et fait partie des auteurs plus aimés en Europe que chez lui, comme l'attestent ses pages Wikipédia françaises et anglaises. Son oeuvre la plus connue et reconnue reste Black Hole, réalisée entre 1993 et 2004, qui a reçu plusieurs prix Harvey (meilleur encreur, meilleure couverture et meilleur album), un prix Eisner du meilleur recueil, et fait partie des Essentiels d'Angoulême de 2007.

Les bandes dessinées de Burns sont des histoires plutôt courtes, souvent compilées par personnages ou thèmes, publiées en France par un éditeur qui fournit un vrai travail d'artisan du livre, Cornélius. Les livres de Cornélius sont reliés, souvent en grand format, en noir et blanc mais aux couvertures en couleurs, souples, le tout finalisé avec un grand soin. C'est la maison d'édition qui publie Robert Crumb, Blutch, Blanquet, Daniel Clowes, Nicolas de Crécy, Mazzucchelli : des auteurs souvent exigeants ou décalés, dans des collections dédiées portant chacune un prénom (Solange, Pierre, Paul…).

Les trois tomes de la série Toxic n'appartiennent à aucune collection, présentent des couvertures rigides et des cahiers collés et surtout, sont en couleur. C'est la première bd totalement en couleur de son auteur, et la première faite en trois parties assez longues, entre cinquante-deux et soixante planches chacune.

Burns a un style unique et un univers propre qu'il creuse et peaufine depuis ses débuts. Il décortique la vie américaine banlieusarde et la jeunesse désoeuvrée, en les propulsant dans des mondes effrayants remplis de monstres issus de divers pans de la culture populaire, inspiré notamment par les films de Roger Corman (que je ne connais pas du tout). Cependant, les Contes de la crypte et les E.C. Comics, semblent des références plutôt évidentes, que ce soit dans ses histoires de Big Baby, mais aussi dans El Borbah, où dans une ambiance de roman noir, les femmes fatales, les hommes jaloux et lâches se confrontent à un détective privé catcheur de Lucha Libre et où chaque case dévoile des passants difformes. Derrière un certain humour d'un monde fantasmatique semblant se passer pendant les années 50 et 60 (et les années 70 pour Black Hole), Burns décortique les déviances et la violence de l'Amérique.

Mon premier contact avec Iggy Pop fut aussi celui avec Burns : c'est ce dernier qui a dessiné la pochette de l'album Brick By Brick, un album mineur mais plutôt réussi de la fin des années 80, qui colle bien à son époque. On y voit des monstres en tout genre, massés dans une ville la nuit, en gros plans ou plans moyens, cohabitant sans esclandre, affichant simplement leurs différences et leur nature à la vue de tous. Tout Burns est déjà là, sous un trait presque ligne claire rehaussé d'ombres propres et ciselées, rappelant le style détaillé et trash de RanXerox, le robot obsédé de Liberatore. La perspective exagérée nous fait entrer dans un cauchemar, celui que l'on pourrait voir au travers des lunettes de They Live ! (Invasion Los Angeles) de John Carpenter : la normalité cache l'anormalité de toutes et tous.

Avec la trilogie Toxic, il passe à un niveau supérieur, tant au niveau du dessin qu'au niveau de la sophistication. Même si les monstres sont là, la première et constante référence que Burns va essaimer tout au long de cette trilogie est le Tintin de Hergé. Il l'avait déjà fait dans les pages intérieures des couvertures d'El Borbah, représentant un papier peint bleu rayé aux portraits encadrés pompeusement. Mais ici, c'est dès la couverture de Toxic que la référence à L'étoile mystérieuse est évidente, le champignon blanc et rouge étant désormais un énorme oeuf.

ToXic (X'ed Out)

La première planche de Toxic nous dépose dans un rêve, celui du héros, Doug. Depuis son canapé-lit, la houppette clairement dressée, Doug est intrigué par un trou dans le mur, d'où s'échappe un bruit mécanique lointain. Faisant office du miroir d'Alice, cette ouverture l'emmènera à la poursuite de son chat mort, dans un monde abrutissant et étranger, où l'on parle une langue inconnue, où l'on y mange des sushis dérangeants, et où les clés délivrées par les habitants n'éclairent en rien notre compréhension.

La réalité est toute autre. Doug est dépressif, incapable de sortir de chez lui. Il se remémore son passé, se demandant à quel moment tout cela a mal tourné. Dans les concerts de punks amateurs, sous le nom de Johnny 23 et un masque de Nitnit, son personnage de bd, il récitait des poèmes macabres de sa composition avec des bruitages violents et urbains en fond sonore, tout en voulant sortir avec Sarah, une fille un peu perturbée et à l'ex-petit copain inquiétant.

De cette histoire banale d'une jeunesse sans repères, Burns pointe les détails, les polaroïds, les regards, met en scène les lâchetés, qui, mises bout à bout, se transmettent de père en fils et instillent une peur inextinguible.

Ces mélanges de rêves et de réalités, d'éléments étranges inhérents à l'art contemporain tel le foetus d'un porcelet dans un bocal, l'ambiance pesante et la description d'une vie banlieusarde, tout rappelle l'univers de David Lynch. C'est le nom qui revient le plus souvent pour décrire le travail de Burns, et c'est dans Toxic que cette filiation est la plus évidente.

Tiré à mille sept cent exemplaires, Burns éditera une version pirate de Toxic la même année que sa première publication, un album nommé Johnny 23 mais avec un alphabet inconnu, qu'il est possible de déchiffrer. Cet album reprend les cases de l'album dans un ordre différent, agrémentées de cases inédites. D'une lecture étrange, Burns crée une autre lecture, brouillant un peu plus les pistes. Je n'ai malheureusement pas lu cet ouvrage. Derrière le mur, Doug retrouvera Sarah, qui s'y appelle Suzy, devenue reine pondeuse en route vers la ruche.

La ruche (The Hive)

La peur que Doug expérimente s'accompagne d'une question fondamentale, qui nous accompagne toute la vie : quand cela finira-t-il ? Quand arrivera le dernier baiser, la dernière cigarette, la dernière coupe de cheveux, le dernier verre d'eau ?

Doug a pris du poids et a perdu Sarah, il s'enfonce un peu plus dans une morosité communicative, et a du mal à faire le tri de ses souvenirs. Sa confusion apparaît clairement dans le montage que Burns nous soumet. Doug nous raconte sa vie par fragments, sans ordre chronologique distinct, puis nous plonge sans prévenir dans cet autre monde étrange emplis d'êtres différents. C'est au lecteur de sans cesse recoller les morceaux. Nous le suivons tentant vainement de trier les photos de son père, de trouver des comics romantiques, de chercher un sens à ce qu'il voit. Il en va de même avec la musique : Sarah parle de l'album Before and After Science de Brian Eno comme la bande originale du film de leur vie. Sarah développe de grands problèmes affectifs, un déséquilibre profond, mais rayonne littéralement sous la plume de Burns. C'est la fille de vos rêves, douce et plus grande que la vie elle-même.

Burns en profite pour questionner l'art lui-même, dans toutes ses expressions : Doug désespère de créer des photos qui provoqueraient des réactions, tente de choquer les spectateurs avec ses poèmes trash, adore le punk de ses pairs et partage la passion de Sarah pour la photo et la sculpture. L'art contemporain semble indéchiffrable, et la puissance qui en émane incompréhensible, elle existe pourtant, douloureusement réelle. Mais Doug lit aussi des Tintin, et, bien qu'ils soient tous imaginaires, ils sont immédiatement identifiables.

Une fois dans l'autre monde, ces lectures deviennent les bases des aventures qu'il y vit. Sous les traits de Nitnit, il n'arrête pas de parcourir des cavernes inquiétantes, de grimper à des échelles, de découvrir des endroits cachés, avec un chat noir comme guide et non un petit chien blanc. Ses occupations ont beau y être dénuées de sens, l'histoire qui s'y déroule est simple et rassurante, tel un jeu d'aventure. Passer des niveaux, suivre des pistes, trouver des trésors : donner un sens à une existence qui s'échine à accumuler les déconvenues. Suzy, elle, est passionnée par des comics à l'eau de rose ressemblant à des roman-photos, dont l'histoire ressemble fortement à celle de Doug et Sarah. L'art, même mineur ou populaire, y trouve sa fonction de professeur de vie.

A la fin de la Ruche, tel un aventurier de livre dont vous êtes le héros, il achète à un vendeur de rue un petit crâne (calavera en espagnol) en sucre, sur lequel est inscrit « J'étais toi. ».

Calavera (Sugar Skull)

Doug est plus âgé, n'a pas retrouvé la ligne de ses vingt ans, mais a découvert un peu de plénitude. Il vit avec Sally, une fille à l'air bien plus sage et moins dépressive que Sarah, une fille solide qui ne se pose pas de questions. Notre anti-héros n'en a cependant pas fini avec ses traumatismes.

La conclusion de cette trilogie confirme l'influence de Lynch, la dernière planche semblant répondre à la première de Toxic, et le tout rappelant Mulholland Drive ou Blue Velvet, voire même Eraserhead : toutes les zones d'ombre disparaissent et les pièces se remettent en place.

En se dirigeant toujours plus profondément dans la fantasmagorie de Johnny, Doug retrouve les moments qui l'ont réduit à la dépression profonde, rend le lecteur complice de ses faiblesses et de ses erreurs tout en lui demandant à quoi rime tout ça. L'art est-il utile, nécessaire, ou une fuite ? L'histoire se répète-t-elle de père en fils ? A-t-on la moindre influence sur les évènements ? Que reste-t-il de nous après le dernier verre (le dernier ver) ?

Non content de fournir un univers riche et toujours différent, jouant sur les changements de perception et les représentations exagérées, Burns a marqué bon nombre d'auteurs malgré son nombre peu élevé d'ouvrages publiés. le roi des mouches, partageant les thèmes de la vie en banlieue et de sa jeunesse (droguée, rebelle, désabusée), mais aussi un trait très proche, en est un des meilleurs exemples.

Sous une forme élégante, la trilogie Toxic cache donc beaucoup de noirceur et ne laisse pas beaucoup de place à l'humour ou à la lumière. Il réussit néanmoins à dépeindre les sentiments comme Proust aurait pu le faire, tout en parlant de la relation à l'art, de l'amour, de la filiation, des thèmes qui se trouvent également dans le Sculpteur. Or Toxic exprime par chemins détournés ce que Scott McCloud a perdu de vue au long de ses cinq cent planches : l'expression artistique n'a pas besoin de mode d'emploi, seulement de perception.
Lien : http://www.brucetringale.com/
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