Les livres de
Judith Butler sont souvent une invitation à penser au-delà des cadres habituels (« quelque chose dépasse le cadre, qui vient troubler notre sentiment de réalité ; en d'autres termes, il se passe quelque chose qui ne se conforme pas à notre compréhension établie des choses »), à troubler les évidences et à prendre à bras le corps les contradictions et les aspects mouvants des rapports sociaux. Ma lecture suit une pente furtive de questionnement permanent, au delà des accords ou des désaccords. C'est en somme un temps d'interrogations, de croisements avec d'autres lectures, un puzzle encore à remonter.
« Celui qui ne veut pas se regarder est aveugle, et est aveugle celui qui ne voit que lui… Mais les yeux des aveugles sont pénétrants, ils voient tant de choses ! » (
Abdullah Thabit :
le terroriste N°20, Sindbad, Arles 2009)
L'auteure se concentre « sur les modes culturels et éthiques opérant par un cadrage sélectif et différentiel de la violence. » Elle voudrait soutenir « que s'il s'agit pour nous de revendiquer plus largement, au point de vue social et politique, des droits de protection et des titres à la persistance et à l'épanouissement, il nous faudra d'abord nous appuyer sur une nouvelle ontologie corporelle impliquant de repenser la précarité, la vulnérabilité, la ”blessabilité”, l'interdépendance, l'exposition, la persistance corporelle, le désir, le travail et les exigences du langage et de l'appartenance sociale. »
Dans son introduction, elle porte sa critique, entre autres sur le ”droit à la vie” (Pour une argumentation sensiblement différente mais connexe :
Alain Brossat : Droit à la vie ?, Seuil, Paris 2010), nous invite à penser la vie comme « finie et précaire » (Sur la finitude de la vie, voir le très beau livre de
Nicole-Edith Thévenin : le prince te l'hypocrite. Éthique, politique et pulsion de mort, Editions Syllepse, Paris 2008) et nous rappelle qu'une politique de gauche « viserait d'abord à reprendre et à étendre la critique politique de la violence d'État. » La violence de l'État et des États (guerres en Irak, en Afghanistan, prison de Guantanamo, etc…) est au centre de son ouvrage
Sans adhérer à la vision française de la république et de l'universel abstrait, elle porte critique forte sur le multiculturalisme qui « tend à présupposer des communautés déjà constituées, des sujets établis, alors que ce qui est en jeu, ce sont des communautés qui ne sont pas reconnues comme telles, des sujets qui vivent mais ne sont pas considérés comme des ”vies.»
L'auteure prône une alliance sans exigence « de s 'accorder sur toutes les questions de désir, de croyance ou d'auto-identification. Elle serait un mouvement autorisant certains antagonismes parmi ses participants – des divergences de vues persistantes stimulantes qui seraient valorisées comme le signe et la substance d'une politique démocratique radicale. »
Ne pas confondre les violences d'États et les manifestations de divergences concrètes séparant, même durablement, les actrices et les acteurs d'émancipations souhaitables, me semble en effet une base raisonnable. Nous ne devrions jamais nous laisser embarquer dans le combat entre ”notre” civilisation et ”leur” barbarie.
Ne jamais oublier la critique de la violence de l'État devrait permettre d'aborder de multiples terrains sans déchirement, de prendre à la racine des problématiques complexes sans céder au libéralisme et à à l'individu-e simplement marchand.
Je ne ferais qu'une autre citation en guise d'invitation à lire attentivement cet ouvrage « Je voudrais attirer l'attention sur la tension entre : a) étendre les concepts normatifs de la citoyenneté, de la reconnaissance et des droits afin de s'adapter aux impasses contemporaines et de de les surmonter et b) appeler à des lexiques alternatifs à partir de la conviction que les discours normatifs dérivés du libéralisme politique comme du multiculturalisme sont inadéquats à la tâche de saisir les nouvelles configurations subjectives et les nouvelles formes d'antagonismes sociaux et politiques. »