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Critique de Malaura


L'amour quiet, l'amour doux, l'amour bienveillant, l'amour débonnaire, l'amour apaisé, est-ce encore de l'amour ?...
Pour Antonio Dorigo, architecte milanais de 49 ans, l'amour qui entre dans sa vie avec la brutalité d'un coup de vent claquant une porte, est comparable à une vilaine maladie qui taraude l'esprit et broie le corps avec la puissance et le déchaînement d'un concasseur de pierres.
Ce jour-là, il avait simplement décroché son téléphone et joint Mme Ermelina pour lui réserver une de ses filles. Rien que de très banal, un bourgeois payant pour un peu de bon temps avec une prostituée, dans une maison propre, discrète…
« C'était une matinée quelconque d'une quelconque journée ». Jusqu'à ce qu'il la rencontre, elle, Laïde, la jeune fille sélectionnée spécialement pour lui par Mme Ermelina. Quelques rencontres et voilà Dorigo ferré, harponné, pris au piège comme un moucheron dans une toile d'araignée par cette jeune fille qui n'est pas même exceptionnelle au lit !
Laïde, qui se dit danseuse à la Scala, Laïde et son petit minois spirituel, sa beauté vive, l'élégance naturelle de ses manières enfantines que laissent percer les origines plébéiennes, Laïde menteuse effrontée, gamine mutine, perverse et manipulatrice, qui incarne tout ce que lui, le bourgeois bien établi, n'est pas : le parfum de l'interdit, la soif de l'aventure, l'anticonformisme des gens de basse extraction, la révolte, la rage de vivre, l'indépendance.
Brusquement, Dorigo saisit ce qu'il s'était jusqu'ici refusé d'admettre : Laïde est entrée en lui par tous les pores de sa peau, elle a pénétré son cerveau et « le lui desséchait, le lui mangeait ». Dès lors, épris d'amour, contaminé, atteint jusque dans son âme des douloureux symptômes du sentiment amoureux, Dorigo, comme un malade à l'agonie, voit son existence totalement chavirer, « une force inconnue jusqu'alors l'éloigne peu à peu de ce qui jusqu'ici était sa vie ».

Laïde, consciente du pouvoir qu'elle exerce sur lui, le mène par le bout du nez. Défi, provocations, mensonges, tromperies, cachotteries…plus Dorigo s'interroge, plus elle lui glisse entre les mains et plus il souffre.
Les questionnements, les affres de la jalousie, les suppositions, les doutes, la méfiance…les symptômes du mal qui le rongent lui font perdre la raison, le laissant pantelant tout au bord de sa vie d'homme mûr, bien près de basculer.
Car ce n'est pas de Laïde la catin dont Dorigo s'est entièrement épris, mais de celle qu'elle cache derrière le masque de la prostituée, l'autre Laïde, la petite fille du peuple, insoumise, spontanée, fougueuse, violente, irréfléchie, la Laïde vivante, si vivante…Car en l'emprisonnant dans cet amour trompeur qui le plonge chaque jour un peu plus dans l'enfer de la passion, Laïde va également lui faire prendre conscience d'une chose essentielle : l'amour, tout malheureux qu'il soit, est une puissance brute qui défie la mort. « Oui l'amour lui avait fait oublier que la mort existait. Pendant presque deux ans il n'y avait même pas pensé une seule fois, cela lui semblait une légende, lui qui justement en avait toujours ressenti l'obsession dans son sang. Telle était la force de l'amour."

L'amour…une chose bien triste au fond, une maladie mentale avec laquelle Dino Buzzati, délaissant le registre surréaliste et métaphysique qui avait fait son succès avec des chefs-d'oeuvre tels « le désert des tartares » ou « le K », bâtit un roman magistral qu'il mène en virtuose avec la seule puissance de ses mots.
Un bourgeois épris d'une fille de joie : le sujet peut sembler banal à première vue, mais c'est sans compter sur le génie de Buzzati qui le traite d'une façon totalement nouvelle en le portant à son point d'incandescence dans une analyse psychologique d'une rare intensité et en s'ingéniant à nous ouvrir en grand les portes de l'esprit de son personnage.
Et ce n'est pas une visite non, c'est une perquisition ! Creusant comme une pelleteuse évidant la terre, l'auteur fouille, dissèque, sondant l'homme amoureux au plus profond de sa conscience et de son coeur, vrille son cerveau et le perfore pour nous en faire explorer les moindres replis, les plus infimes circonvolutions, les plus petits soubresauts et tressaillements. Les résonnances autobiographiques sont manifestes ; Dorigo / Buzzati, c'est un peu du même homme, c'est un peu de chaque être humain en proie au mal d'amour.

Ce petit phénomène de la littérature italienne n'a pas eu le succès qu'il méritait lors de sa parution en 1963. Trop neuf, trop vrai, trop cru pour cette époque où mêler amour et prostitution relevait encore du tabou.
Pourtant, le récit haletant de Dorigo, conscient jusqu'à l'exacerbation de sa situation d'homme perdu, est une véritable prouesse narrative et d'une totale modernité stylistique. Peu ou pas de ponctuation, des redites, des hésitations soulignent à chaque phrase l'ampleur monomaniaque du délire amoureux.
Mettre à nu les maux par les mots, décrire les tourments, les impulsions, les émotions épouvantables que l'on peut ressentir lorsque l'amour entre par effraction dans votre vie et saccage consciencieusement l'intérieur de votre être…Buzzati tient son sujet à bout de bras sur plus de 300 pages et le résultat et un pur bijou d'écriture, d'une beauté brute et d'un impact ravageur.
Encore un chef-d'oeuvre pour il signore Buzzati !
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