Une pièce de théâtre rédigée en exil en 1822 et qui n'a jamais été destinée à être jouée, en forme de Mystère médiéval, c'est à dire de pièce de théâtre de rue à thématique biblique sensé révéler les mystérieuses Saintes Écritures (qui n'étaient pas lisibles autrement qu'en Latin, et seulement par les ecclésiastiques).
De tous les textes de
Lord Byron, qui est à mes yeux un poète romantique quasi-indépassable (il n'en cède qu'à Percy Shelley),
Caïn est celui qui m'a le plus remué et ému. Peut-être ne suis-je pas vraiment objectif, tant il est vrai que je voue un culte à
Lord Byron, néanmoins la thématique de
Caïn est si riche, si belle et si dramatique qu'il s'agit là, pour moi, du texte le plus beau qui ait été rédigé en langue anglaise.
L'Histoire est relativement connue: Abel et
Caïn essaient de rendre hommage à Dieu, le premier en étant éleveur et en sacrifiant des agneaux (les fameux holocaustes), le second cultivant la terre et offrant les plus beaux fruits de celle-ci à un Dieu qui ne semble en avoir cure, leur préférant les offrandes sanglantes d'Abel (qui, du même coup, est le premier à tuer d'autres créatures de Dieu... je trouve qu'il est bon de le signaler).
L'histoire se double néanmoins de trois éléments absents du récit biblique: tout d'abord, il comble la lacune de la Genèse, en offrant aux deux frères deux soeurs, nommées Zillah (femme d'Abel) et Adah (femme de
Caïn). Elles ne font pas simplement de la figuration, en particulier pour Adah, et au drame biblique s'ajoute ainsi une profonde histoire d'amour. La vie de Byron semble ici influer sur le récit, puisque lui-même dût quitter Londres suite au scandale de sa liaison amoureuse avec sa demi-soeur Augusta Leigh (dont naîtra apparemment une fille, Elisabeth Medora Leigh-Byron); la propre fille de Byron née en 1815, est nommée Ada (qui écrivit le premier programme à être exécuté par une machine, et qui est honorée par le langage de codage ADA)...
En sus de ces relations sentimentales fortes, apparaît l'angoisse de
Caïn pour la Mort, qu'il craint de tout son être, et qui découle de la "faute" de ses parents (le Péché originel). C'est cette angoisse qui attire le troisième élément, absolument absent du récit vétéro-testamentaire: Lucifer lui-même, qui emmènera
Caïn pour lui révéler les mystères de la Mort et le soumettre à une véritable tentation messianique.
Car c'est là toute la force de ce texte:
Caïn n'est pas une figure du Mal classique, mais un être humain, fait de désirs, de peurs, de chair, et d'esprit. Lucifer non plus, n'est pas le Satan que l'on se figure de façon classique, il exalte ici toute la magnificence du Mal tragique et romantique, dépassant en beauté et en éloquence le Satan de
John Milton et de son Paradis Perdu. le Monologue de Lucifer, l'un des plus connus de la littérature romantique, est une véritable perle condensant mélancolie, rébellion et beauté. L'art poétique de
Lord Byron y est à son apogée, et ce qui s'y exprime mérite véritablement d'être lu attentivement.
Comme si cela ne suffisait pas, Byron met en perspective les théories les plus récentes (à l'époque) sur les temps anciens et les innombrables catastrophes qui ont précédé la venue de l'homme (l'évocation des dinosaures!) avec le texte biblique, preuve de la curiosité et de l'habileté d'un homme qui sut, bien avant la révolution darwinienne, concilier Science et Religion d'une manière tout à fait élégante.
La pièce s'achève sur deux tableaux: le meurtre d'Abel, bien entendu, est le dénouement tragique de l'histoire biblique. Si dans la Genèse la mort d'Abel est le fait de la jalousie (plus ou moins justifiée) de
Caïn, elle est chez Byron le résultat d'une révolte contre ce Dieu mortifère qui s'arrogea le pouvoir de destruction en libérant la Mort de ses entraves. Elle est, dans le plus pur esprit luciférien et romantique, le symbole d'une rébellion contre le diktat divin.
Le second tableau, quant à lui, est celui qui donne un ton beaucoup moins sombre au récit tragique d'Abel et
Caïn, puisque ce dernier n'errera pas seul à la surface de la Terre: sa soeur Adah l'accompagne, par amour, et le suivra jusqu'au bout de son errance. Cette fin tranche avec le destin cruel du poète: Byron, lui, ne put être accompagné de sa demi-soeur bien-aimée, et s'en alla mourir aux côtés des grecs, en se battant pour leur indépendance.
Je ne vois pas quelle autre oeuvre de Byron résonne autant avec sa vie, ni n'exprime son talent poétique avec autant de ferveur romantique. Un texte qui ne peut, donc que séduire ceux et celles qui aiment le Romantisme et toute la tension rebelle et interne qui s'exprime dans ce courant littéraire. En un mot comme en mille: un chef d'oeuvre, sans aucun doute.