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Critique de Charybde2


Roman d'une rare puissance, somme de son auteur, d'une ampleur comparable à celle d'un Musil.

« Jo confesso », publié en 2011 en catalan, paraissant en août 2013 en français aux Actes Sud sous le titre de « Confiteor » dans une impressionnante traduction d'Edmond Raillard, dixième roman de l'auteur, aura bien des chances d'apparaître aux yeux des lecteurs aguerris du romancier-philologue de Barcelone comme une synthèse monumentale de ses principaux écrits précédents.

Pour ceux qui le découvriront seulement, je prends le pari qu'ils connaîtront un immense bonheur de lecture, égal au mien, et qu'ils seront d'accord, après cette plongée dans 800 pages d'une rare densité, pour l'installer – peut-être paradoxalement – sur le même type de piédestal que « L'homme sans qualités » de Robert Musil (qui aurait au passage absorbé avec subtilité « Les désarrois de l'élève Törless », pour parfaire son déguisement de roman d'apprentissage). Et, oui, je pèse ici mes mots.

Le roman épouse d'abord l'apparence du récit d'enfance d'Adria, principal narrateur et protagoniste de l'ensemble, qui, du bas de ses sept ans, dans la Catalogne de l'après-guerre franquiste, se voit signifier par son père, antiquaire très haut de gamme, spécialiste des manuscrits et objets culturels rarissimes, linguiste accompli, son destin, déjà décidé, de violoniste virtuose ET d'érudit hors normes, destiné à la connaissance la plus globale possible (notamment par l'apprentissage progressif d'au moins 14 ou 15 langues) avec peut-être toutefois, le moment venu, quelques retombées commerciales intéressantes pour le magasin familial d'antiquités…

Rapidement, toutefois, le roman prend son essor, quitte ce terrain d'apparence encore familière et prosaïque, pour parcourir avec ferveur, passion et terrible urgence (ce qui – lorsque la moitié du propos SEMBLE concerner les notions mêmes de connaissance, d'érudition et de talent artistique – relève ici d'une singulière prouesse), en les ancrant au plus profond de la chair et de l'intellect de ses personnages, l'ensemble des thèmes chers à Cabré, évoqués dans les romans précédents : valeur de la création artistique – et tout particulièrement musicale, combat pour le pouvoir dans la famille et hors de la famille – et corruption qu'entraîne le pouvoir, rôle de la connaissance dans la morale de l'individu et de la cité,… mais aussi hélas, impossibilité du pardon.

Pour mener à bien cette gigantesque fresque en forme d'histoire d'amour maudit malgré (presque) tous les efforts, et de formidable interrogation sur la possibilité pour la connaissance et l'art de jouer un rôle, si ce n'est d'antidote, par trop illusoire, au moins de ralentisseur face à la course à l'avidité et au mal dans laquelle l'humanité se plonge si souvent et si goulûment, Jaume Cabré convoque tour à tour, dans des volutes de narrations enchevêtrées, de temporalités multiples, de révélations, de liens qui se dérobent, d'hypothèses fallacieuses et de désolantes surprises, une extraordinaire galerie qui inclut, à travers les âges, en sus des étonnantes familles et proches du héros et de ses meilleur(e)s ami(e)s, un bûcheron émérite, un fabricant de violons rivalisant peu à peu avec Stradivarius, un colonel SS, un médecin allemand dévoyé, un inquisiteur adjoint résistant aux ordres les plus abjects de son supérieur Nicolas Eymerich (le « religieux » catalan historique, et non son génial pendant réinventé par Valerio Evangelisti), un ou deux philosophes et linguistes de réputation mondiale, un survivant de Birkenau, un commissaire de police catalan, un moine exilé au fin fond de l'Afrique, un nazi brièvement réfugié au Vatican, et bien d'autres… donnant au roman tout ce foisonnement érudit, subtil, et pourtant dynamique et bouillonnant, qui rapproche donc bien, malgré les apparences, Cabré de Musil, la sphère européenne de la pensée, ayant à digérer (et n'y parvenant guère) l'historicité du fascisme après 1945 de la Cacanie aux valeurs millénaires pourtant bien moribondes, et l'amour total pris dans le piège de l'impossibilité du pardon – ou de l'ironie tragique du sort, que ne renierait pas l'Anouilh d' « Antigone » - à celui, même platonique, qu'interdit la société viennoise de 1910.

Et au milieu de ce chaos et de ces rapides insensés, l'âme d'un violon gouverne peut-être néanmoins le fleuve horrible…

Un très grand roman, presque impossible à résumer, difficile à ne pas dévoiler de manière dommageable tant les rebondissements, les rires (parfois serrés), les intuitions de lecteur démenties et les surprises - sans recours à un deus ex machina, mais seulement à la mécanique cruelle de la tragédie – y sont belles et nombreuses. Un roman qui ne trahit jamais votre intelligence, et vous fait néanmoins pleurer d'émotion dans ses cinquante dernières pages. Un roman qu'il ne faudra vraiment pas rater à partir de sa sortie fin août, voilà.

En citation, pour ne rien déflorer par inadvertance, je me contenterai du tout premier paragraphe, qui donne le ton.
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