Deux jeunes gens des années 2050/2060, Josiane et René, sont les cobayes volontaires d'une expérience révolutionnaire pour l'humanité. Dans un monde devenu invivable, probablement à cause de la pollution atmosphérique, un projet d'immersion totale en réalité virtuelle et augmentée doit, à terme, faire quitter aux hommes leurs enveloppes charnelles. Tels les pionniers d'une aventure grandiose, Josiane et René sont chargés de tester les possibilités de cette réalité nouvelle. Leurs réactions, étudiées, doivent permettre de mieux appréhender ce changement complet dans la manière dont se conçoit l'humanité. Appuyé par un graphisme simple et efficace,
Alt Life propose une réflexion sur le rapport au corps et le rapport à l'autre, lesquels induisent une réflexion sur le transhumanisme.
Le rapport au corps est d'abord un rapport au sexe. Certes, c'est bien le corps entier qui est parcouru de micro capteurs chargés de faire croire au cerveau que les sensations imaginées sont réelles. Mais toute la première - et majeure, et c'est là l'un des déséquilibres de ce roman graphique, puisque les autres parties apparaissent plus comme des appendices à la première que comme des parties à part entière - partie de la bande-dessinée montre Josiane et René aux prises avec leurs fantasmes sexuels, qu'ils satisfont ou non. C'est une constante : les deux jeunes gens ont des réactions diamétralement opposées. Tandis que Josiane explore son désir sans limites ni vergogne, assumant parfaitement l'irréalité physique de ce qu'elle vit, René, lui, perd pied dans un monde où tout est absolument possible, à condition d'oser le demander. Voilà un monde où il est loisible de demander à une femme de dévoiler sa poitrine, et où celle-ci s'exécute. Là où le désir féminin s'amorce de façon purement intellectuelle, le changement de paradigme ne pose pas de problème à Josiane ; mais le désir masculin, essentiellement physique, a du mal à s'affranchir d'une irréalité seulement sue. Car la perception, elle, est bien réelle. le rapport au corps embrasse bien sûr d'autres éléments. Dans la réalité augmentée, puisqu'on ne mange pas, le corps n'urine plus ni ne défèque ; il ne transpire plus non plus et, bien davantage, il ne souffre plus. du corps ne reste que l'image mentale. de fait, prisonniers d'étranges bulles flottantes, les corps de Josiane et de René, et bientôt ceux d'une grande partie de l'humanité, se révèlent inutiles. Ne demeurent actifs, comme dessinés sur la dernière planche, que le cerveau, le coeur et les poumons : le corps est réduit à ses fonctions vitales essentielles. Ces êtres littéralement désincarnés ne vivent que par l'esprit. de fait, ce nouveau rapport au corps physique induit une réflexion sur l'altérité : qui est l'autre s'il n'est pas un corps qui s'impose à moi physiquement, et auquel je ne peux m'imposer physiquement ?
Josiane et René sont les Eve et Adam d'un monde vierge. Ils l'habitent et le créent en même temps, et pourtant chacun habite et crée son propre monde. La nouvelle technologie ouvre un champ de possibles gigantesque. L'ubiquité, par exemple, n'est plus un don fantasmatique. Chacun peut mener une conversation sérieuse d'un côté et, de l'autre, expérimenter le base jump ou découvrir les Grandes Plaines du Midwest américain. Cette liberté nouvelle et absolue porte aussi le nom de solitude. René, plus que Josiane, en fait l'expérience. C'est aussi là l'un des déséquilibres de la bande-dessinée. le personnage de René est plus complexe et interroge bien plus son nouveau monde que ne le fait Josiane ; partant, celle-ci représente la réaction première et émerveillée que l'on imaginerait avoir soi-même. Si la liberté paraît absolue, la solitude l'est aussi. L'existence de lieux communs - figurés par des visuels connus, comme le restaurant ou les rues d'une ville - ne cache pas la disparition des liens sociaux et familiaux. Des programmes permettent de se cacher des personnes que l'on ne veut plus voir. Tout est possible, tout est accessible, les contraintes, physiques ou sociales, n'existent plus (ou presque). L'autre devient un objet : on l'appelle quand on le souhaite, on ne lui répond que si on le veut vraiment. Si l'objectivation des personnes est d'abord sexuelle - ainsi les premières scènes où Josiane et René découvrent leur nouveau monde -, elle est aussi sociale. On peut choisir de se promener dans un espace avec des personnes aléatoires - réelles ou inventées -, avec des personnes choisies ou seul. L'espace public n'existe plus. Seule existe la volonté individuelle.
Alt Life, ou l'individualisme exacerbé. La réflexion peut être poussée plus avant. Dans un monde uniquement virtuel, il est légitime de se demander si l'autre existe encore, ou s'il n'est qu'une projection de l'esprit ou, pire, la projection sur notre esprit d'un programme artificiel, dans une sorte de mise en connexion d'esprits connectés non pas les uns aux autres, mais à un serveur informatique commun.
Sous des aspects de paradis virtuel, le monde présenté par
Alt Life explore une possibilité transhumaniste inquiétante. Bien sûr, le champ des possibles s'ouvre pour chacun, qui peut alors exaucer ses souhaits. de la même façon, la virtualité du monde inclut une refonte totale des hiérarchies sociales, qui disparaissent. Sur l'une des planches, Josiane et René accueillent les premiers arrivants officiels dans le monde virtuel. Ils leur expliquent que leur position sociale dans le monde physique ne compte plus et qu'il convient, pour chacun et chacune, de se réaliser non plus en fonction des attentes sociales, mais des aspirations individuelles. Toutefois, face à ces avantages que présenterait le nouveau monde virtuel, plusieurs arguments en montrent aussi les dangers. le premier d'entre eux concerne le désir propre à chaque être humain. René l'éprouve lui-même : si tout est possible, le désir disparaît. Cela est vrai pour les relations sociales - ainsi les relations sexuelles - que pour les expériences matérielles. le deuxième argument vient des conditions d'accès à ce monde virtuel. Josiane et René, en tant que pionniers et cobayes, ont des possibilités illimitées, mais cela n'est pas le cas pour tout le monde. le mercantilisme s'invite aussi dans le transhumanisme, et les possibilités offertes dans le virtuel sont corrélées au prix qu'on a bien voulu mettre dans le monde physique. Et, dans un monde sans travail ni valeur, l'immobilisme apparaît comme un danger bien réel pour les moins favorisés.
Au-delà de considérations que l'on pourrait encore qualifier de matérialistes, c'est aussi une nouvelle conception philosophique de l'humanité qui s'impose dans cette
Alt Life. Dans une sorte de revisite du mythe platonicien de la caverne, les sens sont bouleversés. Ce qui est perçu est-il réel ? Physiquement non, bien sûr, mais les expériences menées par les uns ou les autres - expériences sexuelles mais aussi aventures plus dangereuses, notamment dans la dernière partie du livre - détermine de façon réelle l'évolution psychologique des personnages. Les idées prennent le pas sur les choses, l'homme accomplit son destin de pure désincarnation. Partant, n'étant plus homme au sens animal du terme, l'être humain se rêve autre. Ainsi René, frustré de sa perte physique, crée d'autres mondes auxquels il impose les règles du monde physique. L'homme, maître de son propre univers, peut alors se faire démiurge, pour lui-même ou pour d'autres entités . Les auteurs annoncent ainsi le deuxième tome : transhumanité rime tant avec danger qu'avec divinité.