Inspecteur, j'ai épousé un monstre sans avoir l'intelligence de m'en apercevoir. C'est là tout le mal que j'ai commis.
Il me donnait de l'argent, j'avais des cartes de crédit, mais il notait tout avec le plus grand soin, il passait beaucoup de temps à s'intéresser aux factures, à me poser des questions sur nos dépenses. j'avais attribué cette méticulosité à un sens poussé du détail, mais je comprends maintenant qu'il s'agissait d'une forme subtile de manipulation. Il voulait me rendre dépendante en m'empêchant de prendre la moindre décision sans le consulter.
Il laisse sa phrase en suspens, mais j'ai compris. Il ne veut pas la laisser seule. Mes enfants se querellent et se chicanent, mais il ont le sens de la loyauté. Aucun des deux n'a jamais laissé tomber l'autre depuis le jour du Drame. C'est ainsi que j'appelle le jour où tout a basculé : le Drame, en italique avec une majuscule. Une sorte de film d'horreur, un événement extérieur digne d'être oublié. Une fiction éloignée.
Je me lève au moment où mon téléphone sonne. Il vibre, plus exactement, car je le laisse généralement en mode silencieux. J’ai regardé trop de films où la victime indique sa position à son poursuivant en oubliant de débrancher son portable.
À une époque aussi obsédée par l'image, le plus dur est d'empêcher les gamins de publier leur photo sur Internet. On est épié en permanence par des gens dont l'attention ne se relâche jamais. Les yeux qui nous observent ne battent jamais des paupières.
Pas la peine de jouer à la licorne qui chie des arcs-en-ciel.
- On m'a acquittée, mais ça n'a pas d'importance. Les gens qui me croient coupables refusent de me lâcher. Ils veulent me punir. Ils y sont parvenus. Nous avons passé notre temps à fuir et à changer d'identités.
- On peut les comprendre.
Il s'exprime d'une voix dure, sans concession.
- Ils sont sans doute persuadés de votre culpabilité.
- Mais ce n'est pas le cas !
J'ai mal au fond de moi, dans cette cachette d'où je pensais voir m'épanouir une lueur d'espoir. Elle s'éteint avant même de s'être allumée.
Je ne me trouvais pas dans la salle d’audience lors de son procès, mais tout le monde a insisté sur son air innocent. J’étais en prison, dans l’attente de mon propre procès. L’un des photographes l’a surpris à l’instant où il se retournait vers le public et les familles des victimes. Il n’avait pas changé d’apparence, mais son regard s’était éteint. À la vue de cette photo, j’ai éprouvé le sentiment glaçant qu’une créature froide et sans âme avait pris possession de son corps, et qu’elle n’éprouvait plus le besoin de se cacher.
Les jours où j’imagine que Mel vient nous attaquer, il a le visage de cet être.
On m’avait surnommée la Petite Main de Melvin. Mon implication supposée reposait uniquement sur le témoignage d’une voisine vindicative désireuse que l’on parle d’elle. Elle prétendait m’avoir vue aider Melvin à transporter le corps de l’une de ses victimes jusqu’au garage, un soir. C’est faux. Jamais, je n’en aurais été capable. Jamais, je n’ai rien soupçonné, mais il m’est insupportable de constater que personne, je dis bien personne, n’est disposé à le croire. Pas même ma propre mère. Il est possible que le fossé se soit croisé le jour où elle m’a demandé, l’air horrifié, si j’avais vraiment fait ça, si Mel m’avait obligée.
La haine ne connaît pas de limites. Elle s'exprime sous forme de nuages
toxiques émis par des citoyens bien-pensants.
Ce sont les mêmes qui n'hésitent pas à lyncher leurs semblables quels qu'ils soient.